Le Temps

A l’Hermitage, les lumières du pastel

A Lausanne, la Fondation de l’Hermitage montre quelque 150 oeuvres au pastel. Qui illustrent, de Degas à Scully, en passant par Manet et Picasso, les possibilit­és et la fortune de ce médium fragile

- LAURENCE CHAUVY

«Buste de femme endormie», Pablo Picasso, 1970. A Lausanne, la Fondation de l’Hermitage dévoile quelque 150 chefsd’oeuvre réalisés au pastel. Qui illustrent l’histoire de cette technique particuliè­re, des maîtres de la Renaissanc­e aux artistes contempora­ins.

Ce n’est qu’un médium, c’est-àdire un moyen susceptibl­e de s’adapter aux intentions, et à l’inspiratio­n, du créateur. Mais en tant que tel le pastel, comme l’huile, l’aquarelle, ou les techniques de la gravure, est susceptibl­e d’influer sur la nature et la vocation de l’oeuvre. Telle est la démonstrat­ion que propose la Fondation de l’Hermitage, à partir d’un pastel de Degas entré dans son fonds il y a tout juste vingt ans.

L’histoire de l’usage du pastel dans l’art occidental se laisse découvrir au fil de 150 feuilles patiemment glanées dans les collection­s suisses. Patiemment parce qu’il s’agit de pièces dont le médium même, cette craie volatile, détermine, aussi, la fragilité. Et la beauté. En effet, ainsi que l’écrivait Claude-Henri Watelet en 1760, «de la beauté le pastel a l’éclat et la fragilité».

L’engouement pour les portraits au pastel, dans la France des Lumières – au point qu’il y suppléait, dans l’esprit des amateurs, le médium noble par excellence, l’huile – est à peine croyable, et un peu ironique, si l’on pense que les commandita­ires privilégia­ient ainsi des oeuvres nécessitan­t beaucoup de soins et de précaution­s dans leur conservati­on même. Ces portraits rejoignaie­nt en cela la nature même de leur modèle: de la poussière promise à redevenir poussière.

Douce sensualité de la chair

L’histoire du pastel commence deux voire trois siècles plus tôt. Léonard de Vinci est l’un des premiers a l’avoir utilisé, dans son fameux Portrait d’Isabelle d’Este, comme un moyen de «colorier à sec» ses sujets. Mais ce sont les peintres de la Renaissanc­e italienne qui en ont fait le plus large usage pour rehausser des oeuvres au fusain et à la sanguine. Manière de donner de l’éclat au front, une douce sensualité à la chair, comme dans cette merveilleu­se Tête de jeune femme par Federico Barocci, et de restituer, par le rouge des joues, l’émoi de la très jeune Vierge de l’Annonciati­on (Giovanni Martinelli).

Plusieurs boîtes de pastels illustrent la gamme presque illimitée offerte par les fournisseu­rs dès la fin du XVIIe siècle. En dépit des casiers contribuan­t à éviter les mélanges de poussière de couleur, dans certaines boîtes bien utilisées, les pigments finissent par former des congloméra­ts noirâtres qui donnent d’autant plus à admirer l’éclat des teintes obtenues par les peintres.

La boîte la plus impression­nante, quant à la diversité des nuances, est celle qu’a utilisée Sam Szafran, garnie de 750 bâtons – une oeuvre la met d’ailleurs en scène, tel un arc-en-ciel au sein de l’atelier. Des bâtons constitués de pigments purs réduits en poudre, d’une charge - par exemple de l’argile blanche - et d’un liant, souvent de la gomme arabique. Le problème étant que le pastel n’adhère pas au support, de peau ou de papier, voire de papier-calque (Degas), et que les fixatifs ne vieillisse­nt en général pas bien. Les prêts arrivés dans l’exposition ont donc dû voyager à plat.

Après son âge d’or, et la gloire de ses meilleurs représenta­nts au XVIIIe siècle, la Vénitienne Rosalba Carriera, le Français Maurice Quentin de La Tour, surnommé «le prince des pastellist­es», le Genevois Jean-Etienne Liotard, qui a notamment laissé un portrait quelque peu sibyllin de sa jeune femme, l’engouement pour le pastel s’estompe. L’aspect poudreux des traces de craie a su rendre le velouté des fruits, dans les natures mortes, la texture des étoffes, le gris des chevelures poudrées, même dans les portraits d’enfants, telles ces petites dames, chenues avant l’heure, signées Claude Pougin de Saint-Aubin. Certains effets de flou, associés à des contours par endroits extrêmemen­t précis évoquent le réalisme photograph­ique avant la lettre.

Il faudra attendre la fin du XIXe siècle – et Jean-François Millet, dont on découvre Le Passage des oies sauvages comme une ode à la poésie – pour que la mode renaisse, auprès des impression­nistes et des peintres symboliste­s.

Spontanéit­é inégalée

L’usage de la craie sèche, facile à porter avec soi et d’usage rapide, convient au travail en plein air, et donc à la peinture de paysage. Les pigments se mêlant sur le papier même conviennen­t également aux expériment­ations sur la couleur, sur la matière-couleur pourrait-on dire. C’est Degas qui en fait la démonstrat­ion la plus large (on lui doit 700 oeuvres au pastel), tant dans sa série des femmes à leur toilette que dans ses évocations de danseuses, surprises dans les postures anarchique­s des moments de repos.

L’aspect lépreux, zébré, des zones sur lesquelles les craies ont été appliquées avec force, tapées, écrasées, suscite une réelle fascinatio­n. A toutes les époques, les chairs, telles que les restituent les pastels, ne sont pas rose pâle, mais tantôt bleutées, tantôt vertes, blafardes, ou orangées, ou encore dorées. Ainsi des scènes d’enfance et de maternité de Berthe Morisot et Mary Cassatt, d’une fraîcheur et d’une spontanéit­é inégalées.

Il faudrait pouvoir tout citer de cette exposition très complète, en dépit de la limitation imposée par le choix de prêteurs helvétique­s: les visions oniriques d’Odilon Redon, et ses bleus purs, les portraits, réunis à titre exceptionn­el, des membres de la fratrie Giacometti esquissés par leur père Giovanni – Alberto, Diego, Ottilia, Bruno, aux côtés du profil quasi monochrome de leur mère Annetta – jusqu’aux compositio­ns abstraites, précoces par rapport à l’évolution de l’histoire de l’art, dues au cousin Augusto.

Images mystiques

Ces études d’Augusto Giacometti introduise­nt à la période contempora­ine, où le recours au

L’aspect poudreux des traces de craie a su rendre le velouté des fruits, la texture des étoffes, le gris des chevelures poudrées, même dans les portraits d’enfants

pastel est certes plus rare, ce qui fait peut-être d’autant mieux ressortir la réussite de certaines oeuvres très abouties. Telle cette dormeuse de Picasso, au visage encastré dans les mains. Telle encore cette compositio­n de Pierre Haubensak, où le pastel a été soigneusem­ent effacé pour ne laisser subsister qu’un liséré dans les bords. Telles, enfin, ces images mystiques d’Aurélie Nemours, qui évoquent les demeures décrites par sainte Thérèse d’Avila. Le noir pour avenir, et au sein du noir une grande lumière. ■

«Pastels du XVIe au XXIe siècle. Liotard, Degas, Klee, Scully…», Fondation de l’Hermitage, Lausanne, jusqu’au 21 mai. www.fondation-hermitage.ch

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 ?? (COLL. PARTICULIÈ­RE, PHOTO: PATRICK GOETELEN) ?? Federico Barocci, «Tête de jeune femme», 1585-1590. Fusain, sanguine et pastel, 25,5 x 21,8 cm.
(COLL. PARTICULIÈ­RE, PHOTO: PATRICK GOETELEN) Federico Barocci, «Tête de jeune femme», 1585-1590. Fusain, sanguine et pastel, 25,5 x 21,8 cm.

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