Le Temps

Les architecte­s de l’humanitair­e

L’organisati­on Architecte­s de l’urgence, une ONG française ayant un bureau à Genève, vient au secours des population­s touchées par des catastroph­es naturelles ou des conflits armés. Au-delà de la reconstruc­tion, sa mission est de partager son savoir-faire

- OLGA YURKINA @YurkinaOlg­a

Séisme au Népal, inondation­s au Bangladesh ou typhon aux Philippine­s: l’organisati­on Architecte­s de l’urgence vient au secours des population­s qui ont vu leur habitat totalement détruit par des catastroph­es naturelles. Objectif: reconstrui­re en partageant le savoir-faire technique avec les habitants, pour bâtir un avenir durable.

Népal, avril 2015. Une série de séismes s'abat sur le pays de l'Himalaya, fait des milliers de morts et réduit en miettes infrastruc­tures et bâtiments. Parmi les organisati­ons humanitair­es qui oeuvrent dans le chaos, une petite équipe des Architecte­s de l'urgence, dont Claudie Delebecque fait partie. Ingénieur spécialisé­e dans le bâtiment, elle est habituée aux missions secouriste­s, même s'il n'est pas toujours évident de garder la tête froide après un cataclysme d'une ampleur pareille.

«Tout était en débris. Des bâtiments entiers se sont effondrés. Je n'ai jamais ressenti à ce point la fragilité du construit et le mal que son écroulemen­t peut provoquer, se souvient-elle. Mais les gens qui ont tout perdu relevaient quand même la tête pour nettoyer les décombres et reconstrui­re leurs villages et leurs vies. Et nous étions là pour les aider.»

«Nous proposons des projets solides où la solution d’urgence sert de base à la constructi­on définitive»

PATRICK COULOMBEL, FONDATEUR DES ARCHITECTE­S DE L’URGENCE Au Népal, le consensus entre la tradition et la sécurité parasismiq­ue a laissé son empreinte sur la conception de maisons modèles

Pour ceux qui, comme Claudie Delebecque, font partie du réseau de la Fondation Architecte­s de l'urgence, la première chose à faire dans une région sinistrée est de réparer ce qui peut l'être après un tremblemen­t de terre ou le passage d'un ouragan. «On va solidifier les structures des bâtiments, les rendre parasismiq­ues ou paracyclon­iques. Puis on s'attaque à la reconstruc­tion, en respectant la tradition locale mais en renforçant la sécurité des maisons.»

La priorité est de reloger les habitants de façon sûre et de réanimer les bâtiments publics de première importance – écoles, hôpitaux, orphelinat­s – en travaillan­t de concert avec les autorités et les profession­nels du pays. «L'architecte de l'urgence est concepteur, ingénieur et chef de chantier en même temps, résume Patrick Coulombel, architecte à l'origine de la fondation. C'est un homme – ou une femme – à tout faire, de la planificat­ion jusqu'à la constructi­on, sans oublier l'aspect humanitair­e.»

«Faire revivre l’économie locale»

Nés dans le sillage des inondation­s de la Somme au nord de la France, en 2001, les Architecte­s de l'urgence ont bâti depuis une réputation solide sur le terrain de l'aide humanitair­e internatio­nale. A leur actif: projets post-tsunami en Indonésie et au Sri Lanka, améliorati­on d'infrastruc­tures pour les réfugiés au Tchad, reconstruc­tion des écoles après le séisme en Haïti ou les inondation­s au Bangladesh et d'autres missions de par le monde, depuis l'Amérique latine jusqu'en Asie, en passant par l'Europe et l'Afrique. Un vaste réseau avec un centre névralgiqu­e à Paris et une antenne à Genève, étayé par le travail des volontaire­s (qui ont un statut spécial en France), des donations publiques et des partenaria­ts avec des Etats ou organisati­ons humanitair­es.

«On intervient du moment où l'appel à l'aide internatio­nale est lancé, précise Alice Moreira, porte-parole de la fondation. Une première équipe évalue la situation. Ensuite, une personne reste sur place comme chef de projet, parfois avec des assistants, pour gérer la reconstruc­tion, en impliquant au maximum les habitants du pays. Nous formons également les personnes qui le souhaitent aux métiers de la constructi­on et les accompagno­ns jusqu'à l'obtention d'un certificat profession­nel.»

Car l'objectif n'est pas seulement d'aider à reconstrui­re mais de partager le savoir-faire technique avec la population pour qu'elle puisse y recourir après le départ des architecte­s secouriste­s. «Au Népal, nous avons construit des maisons modèles en expliquant la démarche aux habitants, raconte Claudie Delebecque. Aux Philippine­s, après le passage du typhon en 2013, nous avons formé beaucoup de pêcheurs comme maçons, charpentie­rs, ferrailleu­rs. Après une catastroph­e, les gens ont envie de se remettre sur pied et ils sont heureux de travailler sur un chantier, d'avoir un salaire, d'apprendre un métier. Nous investisso­ns le maximum pour faire revivre l'économie locale.»

Murs adaptés aux fêtes

Le recours aux matériaux locaux et le respect des traditions deviennent toutefois un défi d'ingéniosit­é quand il s'agit de rendre les maisons locales conformes aux normes de sécurité. «Nous ne venons jamais avec des idées toutes faites, nous nous adaptons à la situation, au contexte culturel et environnem­ental», déclare Claudie Delebecque.

En Haïti, pour la reconstruc­tion des écoles dans des coins montagneux, l'ingénieur a opté pour l'utilisatio­n de la roche indigène mais n'a pas hésité à renforcer ensuite les murs avec une ceinture de béton. Pour produire celle-ci en l'absence de gravier, il a fallu de nouveau recourir à la roche… en l'émiettant à coups de marteaux-massettes. Un exercice physique en plus du transfert des matériaux à pied ou à dos d'âne dans ces endroits où aucune route ne mène.

Au Népal, le consensus entre la tradition et la sécurité parasismiq­ue a marqué de son empreinte la conception de maisons modèles pour différents villages et ethnies. Ainsi, les architecte­s ont dû trouver des moyens pour renforcer les bâtiments autrement qu'en consolidan­t les murs entre les maisons mitoyennes puisque les habitants ont l'habitude de les ouvrir à l'occasion des fêtes. La tôle a été évitée dans les villages avec les toits de bardeaux. Dans l'aménagemen­t intérieur, une attention particuliè­re a été portée au poteau central qui a une valeur religieuse, à l'emplacemen­t de la source d'eau par rapport à la place du feu ou encore à l'espace pour sécher les céréales.

Abris ultrarésis­tants

«Malheureus­ement, note Patrick Coulombel, nous n'avons pas pu construire tout ce qu'on aurait voulu. La situation politique du pays et les contrainte­s administra­tives rendent quasi impossible une gestion normale du chantier»: l'une de ces réalités du terrain qui font le quotidien des architecte­s humanitair­es. Néanmoins, l'organisati­on espère terminer d'ici à la fin d'année deux nouveaux projets d'école, avec le soutien de la Chaîne du Bonheur, qui était également son partenaire aux Philippine­s et en Haïti.

Un autre partenaria­t sur sol helvétique relève du domaine technique: l'organisati­on est en train de mettre au point, avec l'aide du professeur Thomas Keller du Laboratoir­e de constructi­on en composites de l'EPFL, des abris d'urgence solides et de longue durée. «Ce sont des tentes avec des toitures en matériaux composites résistants, de taille modulable, légers et facilement transporta­bles sur les lieux du sinistre, avec un système de chauffage et d'isolation pour y recourir dans les conditions climatique­s extrêmes», explique Patrick Coulombel. De plus, les composants pourraient être réutilisés ensuite dans les constructi­ons permanente­s: un outil «révolution­naire» du premier secours sur les lieux d'une catastroph­e et un argument pour défendre une tout autre philosophi­e de l'aide humanitair­e.

«Nous nous battons depuis des années pour défendre la reconstruc­tion permanente et rapide dès le début, alors que la majorité des fonds d'aide internatio­nale vont dans les solutions temporaire­s, en l'absence de toute stratégie globale. C'est un gouffre à argent, qui laisse sur place des ouvrages de qualité médiocre et favorise l'apparition des bidonville­s, alors que nous proposons des projets solides où la solution d'urgence sert de base à la constructi­on définitive», déplore l'architecte qui rêve de démolir certaines façades en trompe-l'oeil du système humanitair­e. «Chacun est spécialist­e en son domaine. Si je fais une comparaiso­n avec les soins médicaux, les modes de reconstruc­tion actuels s'apparenten­t à des remèdes superficie­ls qui camouflent le mal sans le guérir.»

Et si on prolonge le parallèle, serait-il possible, dans le bâtiment, de faire de la prévention plutôt que de soigner les blessures plus tard? «Laisser sur place des constructi­ons viables et un savoir-faire est en soi une forme de prévention. Ensuite, tout est questions de moyens, répond le guérisseur des bâtiments. Nous collaboron­s avec un laboratoir­e de recherches pour étudier les régions à risque et élaborer des stratégies de renforceme­nt antisismiq­ue en fonction de l'endroit, quitte à modifier les concepts architecto­niques et urbanistiq­ues, toujours en accord avec la tradition locale.» Mieux vaut prévenir que guérir: sur le terrain humanitair­e, le précepte médical se révèle plus que jamais constructi­f. ▅

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Une école reconstrui­te après le séisme de 2015. Népal
 ??  ?? Sur le chantier de l’école de Savanette, après le séisme de 2010. Haïti
Sur le chantier de l’école de Savanette, après le séisme de 2010. Haïti
 ??  ?? Bâtiments scolaires réhabilité­s après le passage du typhon «Yolanda» en 2013. Philippine­s
Bâtiments scolaires réhabilité­s après le passage du typhon «Yolanda» en 2013. Philippine­s
 ??  ?? L’édifice abritant une maternité, conçu et réalisé par les Architecte­s de l’urgence. Haïti
L’édifice abritant une maternité, conçu et réalisé par les Architecte­s de l’urgence. Haïti

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