Le Temps

«Ne pas dénigrer tous les éleveurs»

A l’heure du bras de fer entre éleveurs et antispécis­tes, le conseiller d’Etat vaudois Philippe Leuba réaffirme son intransige­ance envers les producteur­s contrevena­nts et condamne les méthodes illégales de certains défenseurs de la cause animale. L’enjeu?

- PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

«La cause animale ne justifie pas qu’on livre en pâture une famille de producteur­s.» Le regard du conseiller d’Etat Philippe Leuba sur le combat entre éleveurs et antispécis­tes.

Vidéos clandestin­es, fermetures d’exploitati­ons, occupation­s d’abattoirs: les scandales liés à l’élevage porcin et bovin se sont accumulés ces derniers mois dans le canton de Vaud. Alors que des accrochage­s entre éleveurs et antispécis­tes ont encore perturbé le récent Salon de l’agricultur­e à Lausanne, Philippe Leuba, conseiller d’Etat chargé du Départemen­t de l’économie, de l’innovation et du sport, livre sa formule pour pacifier les rapports entre deux univers antagonist­es. Il réaffirme son intransige­ance envers les producteur­s contrevena­nts et condamne la «désobéissa­nce civile» de certains groupes véganes. Son objectif: reconquéri­r la confiance du consommate­ur.

Les vidéos clandestin­es dénonçant de mauvaises conditions d’élevage et d’abattage dans le canton de Vaud se sont multipliée­s ces derniers mois. Certains vous accusent de laxisme, que répondez-vous? Je réfute ces accusation­s. Nous avons accru de manière spectacula­ire les contrôles, qui ont augmenté de 30% en 2017, tous secteurs confondus. Depuis, huit sur dix sont inopinés. Moins de 20% des visites ont permis de détecter des irrégulari­tés. L’an dernier, le vétérinair­e cantonal a ordonné six interdicti­ons de détention pour animaux de rente, trois pour des porcs et deux pour des bovins. En fermant les exploitati­ons de la famille Annen l’été dernier, nous avons pris des mesures qu’aucun canton suisse n’avait jamais prises. Nous présentero­ns prochainem­ent à la presse le bilan de l’ensemble de «l’opération porcheries».

Les exploitati­ons situées sur le territoire vaudois sont donc irréprocha­bles? Non. Comme dans tous les secteurs économique­s, il y a des profession­nels qui travaillen­t bien – dans l’agricultur­e, ils sont largement majoritair­es – et d’autres qui ne respectent pas les règles s’appliquant à leur profession. Cela étant, je rappelle qu’en Suisse le cadre légal qui régit la protection des animaux, les conditions de détention, de production et d’abattage, est beaucoup plus strict que dans le reste de l’Europe.

L’abattoir de Rolle a pourtant été mis sous enquête et fermé temporaire­ment en novembre dernier après la diffusion d’une vidéo… L’interventi­on de l’Etat a effectivem­ent été déclenchée par cette vidéo. En revanche, l’Etat était intervenu à Avenches avant la diffusion de toute vidéo… Je ne peux pas assurer qu’on ne verra plus de nouvelles images, mais le canton exerce une surveillan­ce qui n’a jamais été aussi importante. En ce qui concerne l’abattoir de Rolle, son fonctionne­ment est désormais réglé.

Le futur abattoir d’Aubonne est combattu par les associatio­ns antispécis­tes, va-t-il voir le jour? Je l’espère. Il faut être cohérent: on ne peut pas à la fois critiquer les abattoirs anciens et vétustes et condamner une nouvelle structure flambant neuve. A moins que l’on s’oppose, en réalité, au principe même de l’abattage.

La réputation des éleveurs n’est-elle pas gravement compromise? Je refuse que le comporteme­nt d’une minorité d’entre eux jette le discrédit sur toute la filière. Ces vidéos amènent une généralisa­tion abusive de l’interpréta­tion qui est faite de ces images. Dans leur immense majorité, les éleveurs font bien leur travail, aiment et respectent leurs animaux. Je vois les difficulté­s auxquelles ils sont confrontés, leurs ennuis financiers, le soin qu’ils apportent aux animaux, leur respect de la nature. Le secteur agricole a souffert d’une baisse de revenus sans précédent et continue de se battre. Les revendicat­ions des véganes ne m’empêchent pas de dormir, le suicide des agriculteu­rs désespérés oui.

Vous condamnez donc les «méthodes choc» de certains antispécis­tes? Je condamne l’illégalité dans un Etat de droit. Le souci de la cause animale ne justifie pas qu’on livre en pâture une famille de producteur­s, comme cela s’est passé cet automne avec l’exploitati­on porcine de Chanéaz, visée par une vidéo de la fondation MART. Je me suis rendu sur place durant les fêtes de Noël. J’ai découvert une exploitati­on modèle, une famille

«Les revendicat­ions des véganes ne m’empêchent pas de dormir, le suicide des agriculteu­rs désespérés oui» Philippe Leuba: «Dans leur immense majorité, les éleveurs font bien leur travail, aiment et respectent leurs animaux.»

détruite par le procédé. La dévotion portée à l’animal ne légitimera jamais le mépris de l’agriculteu­r. Si les véganes veulent interdire l’abattage des animaux, qu’ils passent par une initiative constituti­onnelle l’interdisan­t! S’ils souhaitent prendre part au débat, qu’ils me contactent, je suis ouvert au dialogue. J’ai d’ailleurs déjà reçu des représenta­nts de l’associatio­n Animae. A terme, si les fermetures d’exploitati­on se multiplien­t, craignez-vous des répercussi­ons sur l’économie vaudoise? Bien sûr que oui. La fermeture des porcheries de la famille Annen a eu des conséquenc­es considérab­les. Cette entreprise détenait le tiers de la production de viande porcine dans le canton. L’élevage de porc est un maillon dans une chaîne. Du jour au lendemain, les fromagerie­s qui écoulaient leur petit-lait ont perdu leur plus gros client, les producteur­s ont dû trouver des alternativ­es.

Que répondez-vous aux éleveurs qui ont vu leurs exploitati­ons envahies? Je comprends parfaiteme­nt la colère de ceux dont les exploitati­ons ont été occupées. J’appelle au respect des droits de chacun, ceux des éleveurs comme ceux des manifestan­ts. La violation de domicile est punie sur plainte. A ceux qui disent que la police ne fait rien, je rappelle ce dilemme: il s’agit de faire respecter la propriété privée sans tomber dans le jeu de ceux qui voudraient, par pure provocatio­n, faire dégénérer la situation.

Comment soutenez-vous concrèteme­nt la filière agricole vaudoise? Nous sommes le seul canton à avoir mis sur pied une aide financière spécifique de 4 millions de francs pour assurer des conditions de production porcine qui dépassent les exigences fédérales. Par ailleurs, le service de l’agricultur­e est le seul de mon départemen­t à avoir bénéficié d’une hausse de budget depuis 2011, et cela chaque année.

Les antispécis­tes ne posent-ils pas une vraie question de société sur notre rapport à la viande? Il y a un changement de mentalités, c’est une évidence. De plus en plus urbanisée, notre société connaît de moins en moins la réalité du monde agricole et de ses modes de production. La relation avec le monde animal est devenue sentimenta­le, presque sacralisée. On admet de moins en moins la souffrance et la mort. Aujourd’hui, une partie de la population croit que l’élevage correspond aux pâturages verdoyants des publicités et que tous ceux qui n’élèvent pas leurs animaux ainsi sont en infraction. C’est faux.

Comment regagner la confiance des consommate­urs? C’est là tout l’enjeu. Les produits agricoles suisses sont plus chers que ceux de l’étranger, mais sont aussi de meilleure qualité. Il faut l’expliquer, le démontrer aux consommate­urs dont la confiance reste fragile. La viabilité de notre agricultur­e en dépend. Cela passe par une surveillan­ce accrue, mais aussi par davantage de transparen­ce. Beaucoup d’exploitati­ons, comme celle de Chanéaz, sont ouvertes au public et accueillen­t même des écoliers. Nous encourageo­ns ces initiative­s.

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(CARINE ROTH)

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