«Ne pas dénigrer tous les éleveurs»
A l’heure du bras de fer entre éleveurs et antispécistes, le conseiller d’Etat vaudois Philippe Leuba réaffirme son intransigeance envers les producteurs contrevenants et condamne les méthodes illégales de certains défenseurs de la cause animale. L’enjeu?
«La cause animale ne justifie pas qu’on livre en pâture une famille de producteurs.» Le regard du conseiller d’Etat Philippe Leuba sur le combat entre éleveurs et antispécistes.
Vidéos clandestines, fermetures d’exploitations, occupations d’abattoirs: les scandales liés à l’élevage porcin et bovin se sont accumulés ces derniers mois dans le canton de Vaud. Alors que des accrochages entre éleveurs et antispécistes ont encore perturbé le récent Salon de l’agriculture à Lausanne, Philippe Leuba, conseiller d’Etat chargé du Département de l’économie, de l’innovation et du sport, livre sa formule pour pacifier les rapports entre deux univers antagonistes. Il réaffirme son intransigeance envers les producteurs contrevenants et condamne la «désobéissance civile» de certains groupes véganes. Son objectif: reconquérir la confiance du consommateur.
Les vidéos clandestines dénonçant de mauvaises conditions d’élevage et d’abattage dans le canton de Vaud se sont multipliées ces derniers mois. Certains vous accusent de laxisme, que répondez-vous? Je réfute ces accusations. Nous avons accru de manière spectaculaire les contrôles, qui ont augmenté de 30% en 2017, tous secteurs confondus. Depuis, huit sur dix sont inopinés. Moins de 20% des visites ont permis de détecter des irrégularités. L’an dernier, le vétérinaire cantonal a ordonné six interdictions de détention pour animaux de rente, trois pour des porcs et deux pour des bovins. En fermant les exploitations de la famille Annen l’été dernier, nous avons pris des mesures qu’aucun canton suisse n’avait jamais prises. Nous présenterons prochainement à la presse le bilan de l’ensemble de «l’opération porcheries».
Les exploitations situées sur le territoire vaudois sont donc irréprochables? Non. Comme dans tous les secteurs économiques, il y a des professionnels qui travaillent bien – dans l’agriculture, ils sont largement majoritaires – et d’autres qui ne respectent pas les règles s’appliquant à leur profession. Cela étant, je rappelle qu’en Suisse le cadre légal qui régit la protection des animaux, les conditions de détention, de production et d’abattage, est beaucoup plus strict que dans le reste de l’Europe.
L’abattoir de Rolle a pourtant été mis sous enquête et fermé temporairement en novembre dernier après la diffusion d’une vidéo… L’intervention de l’Etat a effectivement été déclenchée par cette vidéo. En revanche, l’Etat était intervenu à Avenches avant la diffusion de toute vidéo… Je ne peux pas assurer qu’on ne verra plus de nouvelles images, mais le canton exerce une surveillance qui n’a jamais été aussi importante. En ce qui concerne l’abattoir de Rolle, son fonctionnement est désormais réglé.
Le futur abattoir d’Aubonne est combattu par les associations antispécistes, va-t-il voir le jour? Je l’espère. Il faut être cohérent: on ne peut pas à la fois critiquer les abattoirs anciens et vétustes et condamner une nouvelle structure flambant neuve. A moins que l’on s’oppose, en réalité, au principe même de l’abattage.
La réputation des éleveurs n’est-elle pas gravement compromise? Je refuse que le comportement d’une minorité d’entre eux jette le discrédit sur toute la filière. Ces vidéos amènent une généralisation abusive de l’interprétation qui est faite de ces images. Dans leur immense majorité, les éleveurs font bien leur travail, aiment et respectent leurs animaux. Je vois les difficultés auxquelles ils sont confrontés, leurs ennuis financiers, le soin qu’ils apportent aux animaux, leur respect de la nature. Le secteur agricole a souffert d’une baisse de revenus sans précédent et continue de se battre. Les revendications des véganes ne m’empêchent pas de dormir, le suicide des agriculteurs désespérés oui.
Vous condamnez donc les «méthodes choc» de certains antispécistes? Je condamne l’illégalité dans un Etat de droit. Le souci de la cause animale ne justifie pas qu’on livre en pâture une famille de producteurs, comme cela s’est passé cet automne avec l’exploitation porcine de Chanéaz, visée par une vidéo de la fondation MART. Je me suis rendu sur place durant les fêtes de Noël. J’ai découvert une exploitation modèle, une famille
«Les revendications des véganes ne m’empêchent pas de dormir, le suicide des agriculteurs désespérés oui» Philippe Leuba: «Dans leur immense majorité, les éleveurs font bien leur travail, aiment et respectent leurs animaux.»
détruite par le procédé. La dévotion portée à l’animal ne légitimera jamais le mépris de l’agriculteur. Si les véganes veulent interdire l’abattage des animaux, qu’ils passent par une initiative constitutionnelle l’interdisant! S’ils souhaitent prendre part au débat, qu’ils me contactent, je suis ouvert au dialogue. J’ai d’ailleurs déjà reçu des représentants de l’association Animae. A terme, si les fermetures d’exploitation se multiplient, craignez-vous des répercussions sur l’économie vaudoise? Bien sûr que oui. La fermeture des porcheries de la famille Annen a eu des conséquences considérables. Cette entreprise détenait le tiers de la production de viande porcine dans le canton. L’élevage de porc est un maillon dans une chaîne. Du jour au lendemain, les fromageries qui écoulaient leur petit-lait ont perdu leur plus gros client, les producteurs ont dû trouver des alternatives.
Que répondez-vous aux éleveurs qui ont vu leurs exploitations envahies? Je comprends parfaitement la colère de ceux dont les exploitations ont été occupées. J’appelle au respect des droits de chacun, ceux des éleveurs comme ceux des manifestants. La violation de domicile est punie sur plainte. A ceux qui disent que la police ne fait rien, je rappelle ce dilemme: il s’agit de faire respecter la propriété privée sans tomber dans le jeu de ceux qui voudraient, par pure provocation, faire dégénérer la situation.
Comment soutenez-vous concrètement la filière agricole vaudoise? Nous sommes le seul canton à avoir mis sur pied une aide financière spécifique de 4 millions de francs pour assurer des conditions de production porcine qui dépassent les exigences fédérales. Par ailleurs, le service de l’agriculture est le seul de mon département à avoir bénéficié d’une hausse de budget depuis 2011, et cela chaque année.
Les antispécistes ne posent-ils pas une vraie question de société sur notre rapport à la viande? Il y a un changement de mentalités, c’est une évidence. De plus en plus urbanisée, notre société connaît de moins en moins la réalité du monde agricole et de ses modes de production. La relation avec le monde animal est devenue sentimentale, presque sacralisée. On admet de moins en moins la souffrance et la mort. Aujourd’hui, une partie de la population croit que l’élevage correspond aux pâturages verdoyants des publicités et que tous ceux qui n’élèvent pas leurs animaux ainsi sont en infraction. C’est faux.
Comment regagner la confiance des consommateurs? C’est là tout l’enjeu. Les produits agricoles suisses sont plus chers que ceux de l’étranger, mais sont aussi de meilleure qualité. Il faut l’expliquer, le démontrer aux consommateurs dont la confiance reste fragile. La viabilité de notre agriculture en dépend. Cela passe par une surveillance accrue, mais aussi par davantage de transparence. Beaucoup d’exploitations, comme celle de Chanéaz, sont ouvertes au public et accueillent même des écoliers. Nous encourageons ces initiatives.
▅