Le Temps

Tous des robots?

- MARIE-PIERRE GENECAND

Dimanche, café de Grancy, à Lausanne, vers midi. L’heure du renversé, pour moi, du brunch pour la majorité des clients, déjà très réveillés. Il fait beau, le lieu est traversé par une douce lumière de février. Je m’assieds sur un sofa à côté d’une dame, la quarantain­e racée. Elle attend son omelette en buvant un verre de vin rouge. Je ne le sais pas encore, mais Maïa est une warrior. Son exploit? Se priver d’Internet tout en voyageant entre villes et montagne. «Il n’y a qu’en Suisse que je peux faire ça», sourit-elle dans un français parfait. Originaire de Zagreb, Maïa vit depuis plus de vingt-cinq ans en Angleterre, où elle est bibliothéc­aire. «Je suis toujours sur le Net, pour mes recherches, à la maison, pour mes loisirs. Chaque année, je déconnecte pendant au moins une semaine, pour respirer. En Suisse, tout est si bien organisé que j’ai pu caler les dates et les lieux de mes déplacemen­ts entre Genève, Lausanne et Champéry, et me laisser porter. J’adore ce sentiment de nudité!»

Je la regarde en pianotant sur mon smartphone, car, à l’opposé de ce plan sérénité, organiser un simple rendez-vous avec mon amoureux relève ce jour-là de Koh-Lanta. Je soupire, elle poursuit. «Je travaille dans une école de médecine où de nombreuses recherches sont menées sur la jeune population, celle qui n’a jamais vécu sans smartphone. Les scientifiq­ues constatent que ces individus ont beaucoup de peine à penser par eux-mêmes et à se débrouille­r seuls s’ils ont un problème. Ils comptent sur le réseau pour les dépanner.» J’observe que c’est peut-être ça, la nouvelle solidarité, être sans cesse relié aux autres et disponible sans délai. «Oui, mais qui sont vraiment ces jeunes gens, individuel­lement?» me répond Maïa, gravement. «Leur cerveau n’a pas eu le temps de se former qu’il a déjà été constammen­t envahi par des propos et des images de l’extérieur. Comment développer son libre arbitre dans cette profusion?»

Je vise les bruncheurs, 35 ans en moyenne, qui partagent de joyeuses discussion­s. Rien de robotique en ce dimanche ensoleillé. Mais je suis quand même glacée. Et si Maïa avait raison? Et si le flot continu d’informatio­ns faisait de nous des moutons? Grâce aux réseaux sociaux, chacun peut donner son avis, oui. Mais quelle est la valeur de ces avis, quand on a le sentiment que tout le monde bêle à l’unisson? Maïa me sourit. Elle va skier à Champéry, seule avec elle-même, et se réjouit. Moi j’ai une grosse envie d’oublier mon smartphone dans les plis du sofa et de partir en Syldavie.

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