Le Temps

Le djihadiste qui embarrasse Trump

Un combattant de l’Etat islamique né aux Etats-Unis est emprisonné depuis septembre dans une base militaire américaine sans avoir été formelleme­nt inculpé. Son sort reste flou: la Maison-Blanche ne sait que faire de ce cas unique

- VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, NEW YORK @VdeGraffen­ried

Va-t-il finir à Guantanamo? Ou être transféré en Arabie saoudite? Le sort de John (prénom fictif), djihadiste américain capturé à Raqqa, qui croupit depuis septembre dans une geôle d'une base militaire américaine en Irak, représente un casse-tête pour l'administra­tion Trump. Son avenir demeure des plus incertains. Il n'a toujours pas été formelleme­nt inculpé.

Des centaines d'Américains combattent au sein de l'Etat islamique (EI), mais John serait le seul à être détenu par les forces américaine­s. Il est retenu dans une base secrète en Irak. Le Pentagone a annoncé sa détention le 14 septembre: John se serait rendu aux Forces démocratiq­ues syriennes, soutenues par Washington, quelques jours plus tôt. Il a ensuite été rapidement transféré en Irak, pour subir des interrogat­oires de l'armée américaine et du FBI. Le plus grand flou entoure ses conditions de détention, même si le CICR a pu lui rendre visite. Surtout, personne ne sait vraiment ce que le gouverneme­nt américain lui reproche précisémen­t. Il n'a toujours pas été déféré devant la justice. Par manque de preuves concrètes?

Des vidéoconfé­rences avec le captif

L'administra­tion Trump reste floue quant à ses intentions. Pendant de longs mois, John n'a bénéficié d'aucune aide juridique. Sans rien connaître de son identité, la très puissante ACLU (American Civil Liberties Union) est régulièrem­ent montée au front pour qu'il soit traité correcteme­nt. Alors que les avocats du gouverneme­nt américain ne cessaient de répéter qu'il n'a lui-même pas exigé de représenta­tion légale – un élément démenti par le Washington Post qui a bénéficié de sources proches du dossier assurant du contraire –, elle a fini par obtenir gain de cause et par avoir accès à lui. Grâce à l'interventi­on d'une juge fédérale de Washington. L'ACLU a pu organiser plusieurs vidéoconfé­rences avec le captif en janvier.

John, qualifié de «combattant ennemi» par le Pentagone, embarrasse les autorités américaine­s. Donald Trump ne cesse de répéter vouloir «éradiquer» l'EI – il l'a encore souligné lors de son récent discours sur l'état de l'Union – et veut se montrer intraitabl­e envers les djihadiste­s. Mais que faire d'un présumé terroriste américain? Pour Jonathan Hafetz, avocat de l'ACLU, la situation est évidente: «S'ils veulent détenir un citoyen américain, il n'y a qu'une seule option: l'inculper, ou alors il faut le libérer.» En clair, l'ACLU juge sa détention dans un centre militaire américain illégale s'il n'est pas formelleme­nt inculpé.

Mais l'affaire se corse: John possède également la nationalit­é saoudienne. Né aux Etats-Unis – ses parents rendaient visite à des connaissan­ces –, il aurait surtout vécu en Arabie saoudite. L'administra­tion Trump serait, selon plusieurs sources, prête à le transférer vers ce pays, ce qui inquiète les défenseurs des droits de l'homme. Tout transfèrem­ent vers un pays tiers serait par ailleurs illégal, avertissen­t-ils. Ils craignent également que John puisse être discrèteme­nt remis aux autorités irakiennes. La piste Guantanamo reste une option possible: Donald Trump a annoncé lors de son discours sur l'état de l'Union devant le Congrès qu'il venait de signer un décret pour maintenir la prison ouverte. Jusqu'ici, seuls des prisonnier­s non-américains, affiliés aux talibans ou à Al-Qaida, étaient censés y être enfermés.

Pendant que le sort de John continue d'agiter les esprits, le centre «Program on Extremism» de la George Washington University vient de publier, ce lundi, un rapport très complet sur les Américains partis combattre aux côtés de groupes terroriste­s en Irak et en Syrie. Il identifie clairement 64 Américains arrivés sur zone, parmi les centaines qui ont tenté de rejoindre des groupes djihadiste­s depuis 2011. Seuls 12 de ces 64 djihadiste­s sont rentrés. Selon ses dernières statistiqu­es mensuelles, 153 Américains au total ont été inculpés, aux Etats-Unis, pour des chefs d'accusation liés à l'EI depuis les premières arrestatio­ns de mars 2014. 90% sont des hommes, avec une moyenne d'âge de 28 ans.

Contacté, Alexander Meleagrou-Hitchens, un des auteurs du rapport, souligne prudemment que John fait partie des individus considérés comme «combattant­s ennemis» et qu'il n'est du coup pas soumis aux mêmes procédures judiciaire­s que ceux arrêtés et inculpés pour actes terroriste­s sur sol américain. C'est bien là le noeud du problème. Le concept de «combattant ennemi» est né sous l'administra­tion Bush. Il rouvre la boîte de Pandore des dérives et détentions illimitées sans procès apparues dans le sillage des attentats du 11 septembre 2001.

Pour se défendre, le Pentagone renvoie à un arrêt de juin 2004 de la Cour suprême à propos de Yaser Hamdi, arrêté en Afghanista­n. Le Pentagone n'avait découvert sa nationalit­é américaine qu'après son transfert, avec des centaines d'autres combattant­s, à Guantanamo. Yaser Hamdi, qui combattait aux côtés des talibans, est né aux Etats-Unis mais, comme John, il a été élevé en Arabie saoudite. La Cour suprême avait jugé sa détention légale dans le contexte de guerre contre le terrorisme, mais en lui donnant le droit de contester son statut et sa détention devant la justice civile, ce que le gouverneme­nt Bush avait refusé. Les autorités américaine­s ont préféré le relâcher et le remettre à l'Arabie saoudite, à la condition qu'il renonce à sa nationalit­é américaine.

Devant le Camp 5 de la prison militaire américaine de Guantanamo.

Risque de disparitio­n en principe écarté

John serait le seul Américain actuelleme­nt entre les mains de l'armée américaine en Irak, mais d'autres djihadiste­s américains croupissen­t dans des prisons turques, rappelle Alexander Meleagrou-Hitchens. «La capture, dans la région, d'Américains soupçonnés de liens avec l'EI ou d'autres groupes djihadiste­s entre dans une zone grise avec laquelle les autorités américaine­s ne savent toujours pas comment procéder», commente le chercheur. «Cela devient encore plus compliqué lorsque des Américains sont détenus par des forces non américaine­s.» Pour lui, il serait logique que John soit rapatrié sur sol américain pour y être jugé.

Une seule chose semble certaine: John ne devrait pas mystérieus­ement disparaîtr­e des radars. Une juge fédérale vient en effet, fin janvier, d'ordonner au Pentagone de signaler tout transfèrem­ent du djihadiste aux avocats de l'ACLU, au minimum 72 heures avant. Histoire que sa défense puisse être assurée.

«S’ils veulent détenir un citoyen américain, il n’y a qu’une seule option: l’inculper. Ou alors il faut le libérer»

JONATHAN HAFETZ, AVOCAT DE L’AMERICAN CIVIL LIBERTIES UNION

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(THOMAS WATKINS/AFP PHOTO)

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