Le Temps

Pourquoi le Conseil fédéral doit resserrer les rangs sur l’Europe

- PASCAL SCIARINI DÉPARTEMEN­T DE SCIENCE POLITIQUE ET RELATIONS INTERNATIO­NALES UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Les voix discordant­es exprimées par quatre conseiller­s fédéraux en marge du WEF témoignent une fois de plus de la confusion qui règne en matière de politique européenne. Faut-il lier l’accord institutio­nnel avec des accords d’accès au marché? Faut-il boucler un accord avec l’Union européenne (UE) avant ou après les élections fédérales? Faute d’objectifs clairs et de stratégie d’ensemble, il n’est pas surprenant que les conseiller­s fédéraux jouent chacun leur propre partition.

La cacophonie actuelle du Conseil fédéral sur l’Europe en rappelle une autre, plus ancienne et lourde de conséquenc­es. En 1992, le Conseil fédéral a déposé une demande d’adhésion à l’Union européenne. C’est, dit-on, à une très courte majorité (quatre voix contre trois) que le Conseil fédéral a opté pour ce changement de cap brutal, qui a contribué au rejet de l’Espace économique européen (EEE) le

6 décembre 1992. Cette année-là, les deux conseiller­s fédéraux en charge du dossier (Jean-Pascal Delamuraz pour l’Economie et René Felber pour les Affaires étrangères) n’ont pas fait le poids dans la formation de l’opinion en Suisse alémanique. Quelques jours avant la votation, on a évoqué l’hypothèse d’une déclaratio­n solennelle du Conseil fédéral in corpore, manoeuvre tardive qui n’aurait pas suffi à changer le résultat du vote.

Le cas de l’EEE nous enseigne qu’une votation sur un objet de cette importance se prépare – et se gagne ou se perd – bien en amont. Et nous rappelle aussi qu’en politique européenne tout particuliè­rement, l’aptitude du Conseil fédéral à parler d’une seule voix, et à la faire entendre, conditionn­e le soutien des votants.

Selon deux enquêtes d’opinion conduites à fin 2014 et début 2016, l’unité et la crédibilit­é du Conseil fédéral pourraient à nouveau jouer un rôle décisif dans une prochaine votation populaire, que ce soit sur un paquet d’accords de type «Bilatérale­s 3» ou, ultérieure­ment, sur la nouvelle initiative UDC demandant la résiliatio­n de l’accord sur la libre circulatio­n des personnes. Dans ces enquêtes, nous avons demandé aux personnes interrogée­s si elles ont voté oui ou non à l’initiative UDC contre l’immigratio­n de masse le 9 février 2014, puis nous leur avons présenté le dilemme existant entre la mise en oeuvre de cette initiative et la poursuite de la voie bilatérale, en leur demandant d’indiquer ce qui était à leur avis le plus important – la mise en oeuvre de l’initiative ou le maintien des accords bilatéraux.

En croisant les réponses à ces deux questions, on peut se faire une idée plus précise de la manière dont les Suisses envisagent ce dilemme, selon qu’ils aient accepté ou rejeté l’initiative contre l’immigratio­n de masse. Dans les deux enquêtes, la quasi-totalité des personnes qui ont rejeté l’initiative contre l’immigratio­n de masse en février 2014 considèren­t – assez logiquemen­t – que le maintien des accords bilatéraux est plus important que la mise en oeuvre de l’initiative. Les personnes qui ont soutenu l’initiative UDC sont nettement plus partagées. Deux tiers d’entre elles confirment leur choix initial et accordent la priorité à la limitation de l’immigratio­n, mais le dernier tiers fait un choix inverse: bien qu’ayant voté oui à l’initiative contre l’immigratio­n de masse, ces personnes sont néanmoins disposées à renoncer à mettre en oeuvre cette initiative afin de pouvoir poursuivre la voie bilatérale. Ce groupe, dont la taille n’est donc pas négligeabl­e (un sixième des votants), sera évidemment décisif dans la perspectiv­e d’un nouveau vote populaire.

En poussant plus loin l’analyse, nous avons observé que parmi les personnes qui ont accepté l’initiative contre l’immigratio­n de masse, la tendance à privilégie­r la poursuite de la voie bilatérale plutôt que le contrôle strict de l’immigratio­n est sensibleme­nt plus élevée parmi les personnes qui font confiance au Conseil fédéral, que parmi celles qui ne lui font pas confiance. Autrement dit, la confiance dans le Conseil fédéral contribue à faire pencher la balance en faveur des accords bilatéraux parmi des personnes pourtant opposées à la libre circulatio­n des personnes.

Jusqu’ici, on a surtout mis en avant le risque que les hésitation­s et les divisions du Conseil fédéral affaibliss­ent sa position de négociatio­n, sur le plan internatio­nal. Mais il faut aussi s’inquiéter des conséquenc­es sur le plan interne. L’indécision et la désunion du Conseil fédéral sont de nature à miner la confiance dont il dispose, ce qui affectera ensuite sa capacité à convaincre les votants. Une raison de plus pour le Conseil fédéral de resserrer les rangs. ■

L’indécision et la désunion du Conseil fédéral sont de nature à miner la confiance dont il dispose

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