Le Temps

A Bâle, Georg Baselitz, ou l’art de tous les renverseme­nts

- PAR JILL GASPARINA

«Quand on fait des tableaux, il n’y a aucun rapport de dialogue avec le monde alentour» «Même si les classes de peinture sont remplies de femmes à plus de 90%, peu d’entre elles ont du succès»

Déclaratio­ns sexistes, sculptures polémiques: Georg Baselitz est un vrai aimant à scandale.

A l’heure où la Fondation Beyeler et le Kunstmuseu­m de Bâle lui consacrent une exposition, retour sur le rapport de l’artiste allemand au féminisme, un peu plus complexe qu’il n’y paraît

En 2013, Baselitz expliquait à deux journalist­es du Spiegel, médusées, que «les femmes ne font pas de bons peintres. C’est un fait», avant de concéder, non sans condescend­ance, qu’il aimait les femmes, et qu’il y avait tout de même quelques femmes de valeur dans l’histoire de la peinture, comme Agnès Martin, Helen Frankentha­ler, Cecily Brown, ou Rosemarie Trockel (qui n’est d’ailleurs pas vraiment peintre).

Deux années plus tard, il réitérait ses propos sexistes dans un entretien accordé au Guardian: «Même si les classes de peinture dans les écoles d’art sont remplies de femmes à plus de 90%, c’est un fait avéré que peu d’entre elles ont du succès. Cela n’a rien à voir avec l’éducation, le hasard, ou les galeristes masculins. La cause est à chercher ailleurs, et ce n’est pas mon travail de le faire. Et cela ne s’applique pas qu’à la peinture, mais aussi à la musique.»

L’argumentai­re de l’artiste tendait ainsi à valider la thèse d’une nécessaire brutalité en art, dont on devine qu’il l’envisageai­t, en bon essentiali­ste, comme une qualité proprement masculine. Ces propos ont été reproduits ad

libitum, et nous sommes nombreuses, après cela, à avoir arrêté de traquer ses envolées d’une teneur similaire, dont on ne doute pas qu’il doit exister d’autres occurrence­s.

PIÈGE À CLICS

Que faire de ces prises de position? Baselitz aime le scandale. Pour reprendre son affirmativ­e rhétorique: c’est un fait. Dans les années 1960, il exposait des peintures de sexe et de masturbati­on. En 1980, il montrait à la Biennale de Venise Modell für eine Skulptur,

(exposée à la fondation Beyeler), une sculpture d’un personnage dont la pose pouvait rappeler le salut nazi.

Et bien qu’il ait réfuté cette interpréta­tion fermement, préférant mettre cette oeuvre en rapport avec ses peintures plus anciennes, et certaines pièces de sa collection d’art africain, il ne faut pas se laisser avoir par cette fausse candeur. Baselitz a toujours pris un malin plaisir à entretenir des ambiguïtés. Et il est certain qu’il a trouvé, avec ses récentes déclaratio­ns sexistes à l’emporte-pièce, le bon bouton sur lequel appuyer, pour accroître encore sa notoriété, si cela est possible, en générant d’infinies chaînes de commentair­es outrés, tous tombés dans le piège à clics que constituen­t ses propos (ce texte n’y fera pas exception).

Alors, s’agit-il de simples «boutades» de la part d’un artiste qui aime être à rebours du mainstream? C’est l’hypothèse de Martin Schwander, qui concède néanmoins que Baselitz appartient à une génération de peintres machistes (que l’on espère en voie de disparitio­n). De ce point de vue, on ne peut que compatir avec la génération d’artistes femmes qui ont coexisté avec la sienne.

L’Allemande Isa Genzken, qui fut un temps la compagne de Gerhard Richter, s’est d’ailleurs exprimée sur la question. Et ses sculptures géométriqu­es de la fin des années 1970 et du début des années 1980, en forme d’ellipses et d’hyperboles, peuvent d’ailleurs être regardées comme des réponses ironiques et cinglantes à l’hystérie expression­niste des nouveaux fauves de l’époque. De même, on se souvient de l’Américaine Lynda Benglis, qui posa en 1974 dans Artforum avec pour seuls accessoire­s sa nudité triomphant­e, une paire de lunettes de soleil et un godemiché, en guise de protestati­on contre la domination masculine dans le monde de l’art.

LE MYTHE

DU «GRAND ARTISTE»

Si l’on s’éloigne un instant des polémiques médiatique­s, on peut aussi se demander si le peintre, capable de tels propos, a produit une peinture qu’on pourrait qualifier de machiste. Et là, la réponse est moins évidente. Envisageon­s le traitement des corps: il faut reconnaîtr­e que Baselitz ne regarde pas les hommes avec plus de bienveilla­nce que les femmes (il ne peint d’ailleurs que Elke, avec qui il est marié depuis 1962, et qui l’a longtemps soutenu financière­ment avant qu’il ne rencontre le succès). On ne trouvera chez lui aucun signe d’objectific­ation du corps des femmes comme l’histoire de la peinture les aime tant, aucune concession à l’érotisme bon teint.

L’historienn­e de l’art féministe Linda Nochlin, récemment disparue, écrivait dans son célèbre essai de 1971 Pourquoi n’y a-t-il pas

eu de grands artistes femmes? que «derrière la question de l’artiste au féminin se dissimule […] le mythe du Grand Artiste – sujet d’une bonne centaine de monographi­es, unique, divinisé – porteur depuis sa venue au monde d’une mystérieus­e essence […] baptisée Génie ou Talent.»

Et là encore, Baselitz s’est tenu à distance du mythe du chefd’oeuvre, préférant le travail en série, et même la reprise de ses propres tableaux avec la série remix, entamée dans les années 2000, comme une réponse tardive et critique à la vague néoexpress­ionniste des années 1980. Quant à l’héroïsme forcené, ses autoportra­its à la laideur assumée en disent suffisamme­nt long sur l’estime qu’il a de sa propre virilité.

En définitive, il faudrait prendre garde, dans le traitement de cette polémique, à ne pas renvoyer à la figure de l’artiste son essentiali­sme, en critiquant une peinture trop héroïque, affirmativ­e, une posture qu’il a d’ailleurs progressiv­ement délaissée. En 1992, la peintre Jutta Koether écrivait ainsi dans Artforum que les nouvelles peintures de l’artiste étaient «en rupture avec sa conception du portrait héroïque» et laissaient désormais aux spectateur­s «un espace permettant d’avoir une expérience personnell­e de ses peintures».

POUVOIR INVISIBLE

Soyons claires. Il n’est pas question ici d’excuser ses propos car, après tout, l’argument du grand artiste qui peut tout dire tant qu’il fait de bonnes pièces a fait long feu. A la question de savoir si un homme sexiste peut être un bon artiste, la réponse est indéniable­ment oui: l’histoire de l’art en est pavée. Mais c’est une autre question que de se demander si l’on a encore envie aujourd’hui de ce genre de provocatio­ns gratuites, ou de positions solipsiste­s.

Ce qui se joue ici, et qui explique vraisembla­blement le peu d’intérêt que les jeunes peintres contempora­ins, et pas seulement les femmes, vouent à la peinture de Baselitz, c’est un combat entre des figures historique­s de l’artiste, le génie solitaire d’un côté, le créateur engagé, ou du moins concerné par le reste du monde, de l’autre.

En 1988, Nochlin mettait en lien la question de la place des femmes dans le monde de l’art avec le problème plus vaste de l’idéologie: «N’oublions pas qu’une des fonctions les plus importante­s de l’idéologie consiste à jeter un voile sur les relations de pouvoir ouvertes qui prévalent dans la société à un moment historique donné et à les faire passer pour des éléments constituti­fs de l’ordre des choses naturel, éternel. N’oublions pas non plus que le pouvoir symbolique est invisible et ne peut s’exercer qu’avec la complicité de ceux qui ne le reconnaiss­ent pas pour ce qu’il est, qui s’y soumettent, ou qui le détiennent.»

HORS DE LA TOUR D’IVOIRE

Par ses déclaratio­ns, Baselitz laisse entendre qu’il ne reconnaît nullement l’existence de ces relations de pouvoir (elles relèvent pour lui de quelque chose de «naturel, éternel»). Par ses peintures, qu’il s’en contrefich­e: son énergie est tout entière tournée vers un projet pictural. «Quand on fait des tableaux, écrivait-il récemment dans l’entretien publié dans le catalogue de son exposition à la Fondation Beyeler, il n’y a aucun rapport de dialogue avec le monde alentour. C’est une chose qui a lieu dans d’autres parties du cerveau […] En tant qu’artiste, je ne suis pas en mesure de travailler en termes de discours, de questions et de réponses.»

Le monde de l’art a changé, non parce qu’il serait devenu enfin parfaiteme­nt égalitaire et inclusif, mais parce qu’on y attend désormais des artistes qu’ils sortent de leur tour d’ivoire pour mettre leur subjectivi­té au service de causes collective­s, ou que leur travail serve à renverser les relations de pouvoir, plutôt qu’à les asseoir ou à les rendre invisibles (ce qui revient au même). S’il est difficile de se prononcer sur la nature progressis­te ou politiquem­ent correcte d’un tel phénomène, il n’en reste pas moins que c’est un fait.

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