Le Temps

A la rencontre des incarnatio­ns de Bulle Ogier

- PAR ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Bulle Ogier a le génie du décalage. L’actrice chérie de Jacques Rivette, de Barbet Schroeder et de Marguerite Duras joue «Un amour impossible» de Christine Angot, au Théâtre populaire de La Chaux-de-Fonds, mardi et mercredi. Conversati­on avec une écorchée neigeuse

L’allure de Bulle Ogier. Ses yeux de voyance, ses bottines d’amazone des villes, son air de mutinerie qui vous happe. On ne sait plus comment ça a commencé. Quand Bulle est apparue vraiment. Mais depuis un demi-siècle, la comédienne est de toutes les fugues qui marquent. Dans sa jeunesse, elle intimidait parfois ses partenaire­s. Sur La Salamandre, le film d’Alain Tanner, Jean-Luc Bideau raconte que ni lui ni Jacques Denis n’osaient approcher ce corps voyou, tant il était tentateur et dangereux. Marguerite Duras, qui la chérissait sur les planches ou devant sa caméra, disait: «Bulle, ce n’est pas la Nouvelle Vague, c’est le vague absolu.»

L’AMOUR D’UNE MÈRE

Dans l’oreille, la voix de Bulle justement, pas vague du tout, une de ces matinées où le pôle Nord s’invite à Paris où elle s’emmitoufle, comme à Genève d’où on l’appelle. Elle vous parle d’Un amour impossible, l’histoire de Christine Angot et de sa mère Rachel. Dans ces pages passe le spectre d’un mari aimé et d’un père qui abuse de tout, de la confiance, de l’ardeur, du printemps de sa fille. L’auteur de L’Inceste a adapté son récit pour les planches. Bulle Ogier joue Rachel, Maria de Medeiros est sa fille. La metteuse en scène Célie Pauthe, une farouche qui sait où elle va, a réglé ce face-à-face à Besançon, puis à Paris, avant la reprise au Théâtre populaire romand de La Chauxde-Fonds, mardi 13 et mercredi 14 février.

On imagine Bulle Ogier dans son repaire parisien. Son mari, le cinéaste Barbet Schroeder, rôde pas loin. Sur un guéridon, des livres en équilibre. Aux murs, beaucoup de tableaux – sa mère était peintre. Et encadré, le texte que Marguerite Duras a écrit dans Libération pour saluer la si libre Pascale Ogier, fille unique de Bulle, décédée à 25 ans, le 25 octobre 1984. Un jour, Bulle Ogier a raconté à Libération justement qu’au théâtre, au moment des saluts, elle finissait toujours par discerner dans la salle une jeune fille souriante aux cheveux noirs. «Pendant un court instant, je pense: «Tiens, Pascale est venue, ce soir. Elle aurait pu me prévenir.» C’est très bref.»

SACRÉE JOUEUSE

Vous écoutez Bulle Ogier et la marée remonte, en douce. Vous la revoyez, passante dans le vent glacé de Rêve d’automne, cette déchirure bouleversa­nte signée Patrice Chéreau en 2010 sur un texte de Jon Fosse. Vous repensez à ses lunettes fumées et à sa silhouette d’hermine, façon Sunset Boulevard, dans

Les Fausses Confidence­s. C’était Marivaux aiguisé en 2014 par ce papillon de Luc Bondy, à Paris encore. C’était leste et hautement troublant. Alors Bulle, si on parlait du métier de vivre?

Que faut-il pour que vous acceptiez un rôle? Il faut que j’aie vu un spectacle du metteur en scène, qu’il m’ait donné envie. Quand c’était Patrice Chéreau, Luc Bondy ou Claude Régy, je n’avais pas d’hésitation. La demande d’un maestro est une joie. Célie Pauthe, en revanche, je ne connaissai­s pas. Mais je savais qu’elle avait monté La Maladie de la mort de Duras, avec Valérie Dréville, une comédienne que j’aime. Je me suis dit qu’il fallait la rencontrer. Nous sommes allées ensemble à Paris écouter Christine Angot qui lisait son texte Conférence à New York. Et je l’ai aimée tout de suite, Célie Pauthe. A l’instinct. Elle m’a dit aussi que Christine adapterait elle-même Un amour impossible. Ça m’a convaincue.

Et Christine Angot, la connaissie­z-vous? Nous nous sommes croisées un jour chez Yohji Yamamoto à Paris. Nous avions toutes les deux flashé sur une paire de bottes rose vif. Mais il n’en restait plus qu’une. Nous les avons essayées. Le lendemain, je suis retournée au magasin pour dire que je laissais la préséance à Madame Angot. Le vendeur m’a dit que je pouvais les prendre, parce que finalement nous n’avions pas la même taille. C’est futile, mais c’est le genre de rencontre qui vous lie. Parce que c’est intime.

Vous aviez lu ses livres? Oui, beaucoup, parce que mon mari était fou de cette littératur­e. J’avais lu L’Inceste,La

Petite Foule,Sujet Angot, Le Marché des amants. Mais pas Un amour impossible. Ce texte est différent, je l’ai trouvé émouvant. Le rôle de cette mère était magnifique. Je n’ai mis qu’une condition: il fallait que Christine l’adapte vite pour me laisser le temps de mémoriser. Parce qu’à mon âge, ça devient difficile.

Qu’avez-vous fait le premier jour des répétition­s avec

Célie Pauthe et Maria de Medeiros? Christine était là, avec nous, autour d’une table. Nous avons lu le texte, elle a enlevé des mots, ajouté des phrases, comme Marguerite Duras qui était toujours très impliquée dans les spectacles.

On rapproche parfois Marguerite Duras de Christine

Angot. Se ressemblen­t-elles? Je ne dirais pas ça. Toutes les deux parlent d’elles, mais pas de la même façon. Christine écrit à la première personne, elle considère que ce «je» est le «je» de tout le monde, que c’est un «je» habitable. Elle est plus directe que Marguerite. Mais face aux acteurs, elles ont la même attention à la parole, à sa musique, à la nécessité de couper, de changer la place d’un mot.

Qu’est-ce que raconte ce spectacle? Un amour maternel et joyeux. Dans le récit, le père, Pierre, est présent. Dans la pièce, Christine l’a fait disparaîtr­e. Mais il hante la mère et la fille abusée. Devenue adulte, cette dernière questionne: «Pourquoi tu n’as rien dit? Pourquoi tu n’as rien fait? As-tu vu d’ailleurs ce qui se passait?» Elle enquête, ça prend un tour dramatique, mais ça finit dans la lumière, à cause de leur amour.

Avez-vous rencontré Rachel? Oui, elle est venue voir le spectacle deux fois. Elle a souri, je lui ai mis des fleurs dans les bras. C’est une femme qui a beaucoup de classe, très belle encore. On comprend comment elle a pu séduire Pierre, ce bourgeois qui n’aimait pas les juifs.

Impossible de ne pas penser à votre fille Pascale? Oui, mais c’est difficile d’en parler. Parce qu’elle est partie

«A 15 ans, je n’imaginais pas que je serais comédienne. Pas du tout. Je voulais être journalist­e pour rencontrer des gens»

tellement jeune. Dans la pièce, nous traversons une vie. Au début, j’ai 26 ans, à la fin 84. Mais c’est vrai, jouer le rôle de cette mère magnifique est éprouvant, pour les raisons que vous dites. Ça peut vous esquinter, surtout quand on reprend après une longue interrupti­on, comme c’est notre cas, à Maria et à moi.

Vous n’avez pas été élevée par votre père, avocat, mais par votre mère, artiste. Qu’a-t-il pensé de votre choix

d’être actrice? Il n’a pas aimé, en tout cas pas le théâtre que je pratiquais avec Marc’O, un ami d’André Breton, qui pensait que la musique faisait partie du jeu, qui avait une vision anarchique de la création, incroyable­ment stimulante et rigoureuse. Mon père a écrit une lettre pour que je ne porte pas son nom. Mais ça m’était égal. J’étais très proche de ma mère.

A 15 ans, comment voyiez-vous votre vie? Je n’imaginais pas que je serais comédienne. Pas du tout, mais pas du tout. Je voulais être journalist­e pour rencontrer des gens, parce que je ne voyais personne, à part ma mère, ma famille Ogier, les bonnes soeurs.

Quand vous vous êtes tournée vers le théâtre, qui vous

inspirait? Je ne connaissai­s rien, à part Gérard Philipe, Jean Vilar et le Théâtre national populaire. Quand je me suis mise à travailler comme apprentie actrice, à 20 ans, j’ai vu beaucoup de films américains. J’étais fascinée par les acteurs de l’Actors Studio, Natalie Wood notamment. Et j’allais beaucoup au Théâtre des Nations à Paris, à la découverte d’artistes étrangers, le Berliner Ensemble de Bertolt Brecht et de son épouse Helene Weigel. Là, j’ai commencé à comprendre ce qu’était un acteur. J’étais avide de tout, de la libération prônée par le Living Theatre des Américains Julian Beck et Judith Malina, de l’étrangeté magnifique du théâtre nô et kabuki. Ces spectacles, c’était mon école.

«La Salamandre» et Alain Tanner vous révèlent en 1971. A partir de là, vous serez l’égérie des cinéastes les plus raffinés, Jacques Rivette, Barbet Schroeder, Daniel Schmid, un autre Suisse, Marguerite Duras… Qu’évoque pour vous «La Salamandre»? Le film m’a fait connaître, pas seulement en France, en Belgique et en Suisse, mais un peu partout. Il représenta­it l’esprit post-68. Il est devenu un emblème de ça. C’était curieux. Parce que j’incarnais Rosemonde, une ouvrière dans une usine de saucisses, tout le monde pensait que j’étais Suisse et que j’avais vécu des choses difficiles. Alors que j’avais grandi dans le XVIe arrondisse­ment à Paris.

Le cinéma vous accapare très vite, mais vous n’avez jamais

renoncé aux planches. Pourquoi? Parce que le théâtre est un exercice physique. J’aime ce côté sportif. Ma crainte dans les années 1970-1980, c’était de me figer dans une certaine image au cinéma, qu’on me confie toujours le même type de rôle. De cela, je ne voulais pas. Alors, quand Jean-Louis Barrault m’a proposé en 1975 de jouer dans Des journées entières dans les

arbres, de Marguerite Duras, je n’ai pas hésité. Au théâtre, je pouvais composer, inventer, comme dans

Les Fausses Confidence­s avec Luc Bondy où j’ai proposé de porter des lunettes noires à la Peggy Guggenheim et de boire du whisky.

Quel est le livre que vous offrez? Oblomov de l’écrivain russe Ivan Gontcharov, un classique du XIXe. J’adore ce roman, ce personnage d’Oblomov qui a décidé de vivre sur son divan. Je suis fascinée par cette position de refus, dont la nature nous échappe. Est-elle philosophi­que ou existentie­lle? Ou s’agit-il seulement de paresse?

Avec le temps, qu’est-ce qu’on gagne? J’ai de plus en plus peur. Je me souviens de Madeleine Renaud dans

Savannah Bay de Marguerite Duras. Nous jouions ensemble et Madeleine, qui avait tant de métier, qui avait joué tous les rôles, me disait: «Ma petite, j’ai tellement peur, tellement peur…» Ça m’étonnait. Aujourd’hui, je comprends.

«Un amour impossible», La Chaux-de-Fonds, L’Heure bleue, ma 13 et me 14 à 20h15. www.tpr.ch/saison

«La Salamandre», La Chaux-de-Fonds, Centre culturel ABC, di 11 à 17h30, présentati­on de Bulle Ogier. abc-culture.ch/ events/events/view?id=668

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(FORUM FILMS) «Parce que j’incarnais Rosemonde, une ouvrière, tout le monde pensait que j’étais Suisse et que j’avais vécu des choses difficiles. Alors que j’avais grandi dans le XVIe arrondisse­ment à Paris.»
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(ÉLISABETH CARECCHIO) «Je joue une mère, un rôle magnifique mais qui peut vous esquinter.»
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(EPA/QUIQUE GARCIA)

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