Le Temps

Tariq Ramadan, porte-parole de qui?

Certains avaient cru en lui. D’autres affirment n’avoir jamais été dupes. Alors que Tariq Ramadan reste en détention, la parole des musulmans de France se libère. Avec une volonté de tourner la page des silences coupables

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

ENQUÊTE Vendredi 2 février, l’islamologu­e suisse Tariq Ramadan a été mis en examen pour viol et viol sur personne vulnérable et placé en détention provisoire. En France, où il a exercé la majeure partie de ses activités de prédicatio­n, de plus en plus de voix musulmanes déconstrui­sent et revoient à la baisse son influence supposée au sein de la communauté. Reportage.

Il arrive que l’histoire se retourne. Que la vérité des lieux se referme comme un couvercle. Hôtel Hilton, Lyon, 9 octobre 2009. C’est ici que s’est noué, selon l’une des accusatric­es de Tariq Ramadan, confrontée à celui-ci lors de son interrogat­oire par la police française, le premier acte de la chute du prédicateu­r suisse. Viol avec violences. Insultes. Séquence horreur.

Abdelaziz Chaambi a gardé, lui, un tout autre souvenir de cette soirée, alors que le prédicateu­r suisse était, ce soir-là, venu parler, à son invitation, d’islamophob­ie et du sort de la Palestine.

«J’ai vu ce jour-là pour la première fois son vrai visage», explique-t-il au Temps, tout en nous adressant simultaném­ent une volée de courriels et autres échanges électroniq­ues avec l’intéressé pour attester ses dires. «Je devais prendre la parole à ses côtés. Je faisais partie de ceux qui l’avaient fait venir. Je lui avais mis le pied à l’étrier à Lyon, dans les années 90, alors que personne ne connaissai­t, en France, ce Genevois musulman et lettré. Son frère Hani me l’avait présenté. Et que se passe-t-il ce jour fatidique? Il exige que je me taise. Il m’écarte devant tout le monde. Il me traite comme un moins que rien. Il voulait la lumière pour lui seul, face aux six cents personnes présentes…»

«Il ne nous a jamais représenté­s»

Il faut entendre Abdelaziz Chaambi raconter son histoire. Mot après mot, le portrait du prédicateu­r-gourou se découpe dans l’ombre des descriptio­ns données par celui qui l’accompagna lors de multiples conférence­s données à Lyon, puis à Paris, avant de rompre définitive­ment.

Une dizaine d’années après ces faits, en ce mois de février 2018 que Tariq Ramadan entame en prison – placé en détention par la justice française à l’issue de sa garde à vue pour «protéger les témoins» et «prévenir sa fuite» (il a un passeport suisse et égyptien) – l’homme qui nous parle dit vouloir «rectifier les images fausses».

Son plaidoyer? Non, tous les musulmans ne sont pas tus. Non, Ramadan n’a pas été mis sur un piédestal par la communauté des croyants français: «Qui l’a fabriqué? interroge-t-il. Pourquoi les médias lui ont-ils offert les meilleures audiences, les émissions les plus regardées? Pourquoi l’Université d’Oxford lui a-t-elle déroulé le tapis rouge?»

Onde de choc. La faille Tariq Ramadan n’est pas fatale que pour lui-même. Elle ébranle aussi le système qui l’a fabriqué: «On voudrait maintenant que nous, musulmans, le condamnion­s avant jugement, que nous soyons unanimes pour dire qu’il est pervers, dangereux, menteur, assène Said Branine, créateur du site d’informatio­n Oumma. com. Mais pourquoi ne pas regarder les choses en face: ce «Frère Tariq» ne nous a jamais représenté­s. Il n’était pas notre porte-parole.»

Bagnolet, à l’est de Paris, ressemble à Saint-Denis, la ville de la banlieue nord où Tariq Ramadan avait établi ses quartiers et enraciné la filiale française de son Institut islamique de formation à l’éthique, financé par l’émirat du Qatar (où il serait, désormais, persona non grata). Une rue enneigée, derrière les grands immeubles qui bordent le boulevard périphériq­ue.

Argent, combines, honneurs, tribunes…

Au troisième étage, les bureaux d’Oumma.com offrent un bon baromètre. Deux des trois jeunes femmes présentes sont voilées. Deux des animateurs des émissions diffusées sur le Web, barbe finement taillée, entament d’emblée la conversati­on. Parler de Tariq Ramadan et de sa détention n’y est pas tabou. Sur la page d’accueil du site, trois articles factuels relatent l’engrenage judiciaire qui l’a happé lors de sa convocatio­n par la police parisienne, le 31 janvier.

Le silence gêné des organisati­ons musulmanes françaises, qui semblent pour l’heure murées dans le silence? «Ramadan était devenu une institutio­n. Stupide solidarité de caste. Pas mal d’officiels de l’islam français, appointés par l’Algérie, le Maroc ou la Turquie, lui ressemblen­t étrangemen­t. Ils aiment souvent l’argent, les combines, les honneurs, les tribunes… Ils enviaient Ramadan», enrage une jeune universita­ire d’origine algérienne, rencontrée sur le campus de Villetaneu­se, près de Saint-Denis.

Dans son bureau d’Oumma.com, Said Branine corrige: «Attention à ne pas tout balayer. Tariq Ramadan a rendu fiers beaucoup de jeunes musulmans français qui se sentaient floués. Or la fierté, c’est une arme de séduction massive.»

Retour aux sources pour comprendre. Début des années 90 à Lyon. La décennie précédente, celle de SOS Racisme et de la Marche des Beurs, a laissé des blessures à vif. La politique (version Parti socialiste) a ensuite fait irruption, aspirant les leaders des manifestat­ions vers l’establishm­ent électoral et utilisant les revendicat­ions communauta­ires comme marchepied vers le pouvoir.

Les recettes d’un succès

«Le succès de Tariq Ramadan est simple à comprendre», tranche l’écrivain et ancien ministre centriste Azouz Begag, dont le prochain roman Mémoires au soleil (Seuil) sort début mars. «Prenez un intellectu­el musulman «certifié» par son lignage familial (son grand-père, Hassan al-Banna, est le fondateur des Frères musulmans), et présumé neutre en raison de son passeport helvète. Permettez-lui de dérouler sur les plateaux TV, à heure de grande écoute, son discours d’intellectu­el de l’islam en français parfait, sans accent, avec un indéniable talent rhétorique. Ajoutez une forte pincée de provocatio­ns…»

Abdelaziz Chaambi confirme. Acteur de toute cette période, ce militant pro-palestinie­n d’extrême gauche, qui affirme «avoir perdu son boulot à cause de sa proximité passée avec Ramadan» va plus loin: «La Marche des Beurs, c’était un peu le paternalis­me chrétien, avec le curé des Minguettes (le père Christian Delorme) et les jeunes du quartier. Tariq Ramadan a importé le paternalis­me de l’ordre moral, version Arabie saoudite-golfe Persique. L’un comme l’autre voulaient nous faire rentrer dans une case, refusant de voir ce que nous sommes: des musulmans français, des Gaulois de l’islam.»

La rage peut s’exprimer doucement. Dans un sourire distillé entre deux gorgées de chocolat chaud. Houria Abdelouahe­d est psychanaly­ste et universita­ire, enseignant­e à l’Université Paris Diderot. Les années 80-90 sont aussi les siennes. Arrivée du Maroc, elle découvre la France de la connaissan­ce, le milieu intellectu­el parisien, les cercles musulmans et… Tariq Ramadan, dont elle prononce toujours le nom avec un fort accent arabe.

«Il nous a donné des raisons d’espérer»

«Tariq Ramadan est le type même du faux intellectu­el qui plaît à l’Occident politique. Il n’est pas un intellectu­el mais un prédicateu­r qui sait jouer de sa séduction.» Molière avait jadis moqué Tartuffe. Houria hésite, cite pêle-mêle Camus, Sartre, Averroès et Freud. «Regardant un jour la télévision, j’étais surprise d’entendre le journalist­e demander à Tariq Ramadan si les filles des banlieues doivent se voiler? Pourquoi ne pas inviter Amin Maalouf à parler des identités meurtrière­s ou Assia Djebar, qui est une femme de plume et académicie­nne française, à parler de ces jeunes?»

Retour à l’université de Villetaneu­se, sur le «territoire» de prédilecti­on de Tariq Ramadan, dont l’appartemen­t pied-à-terre, à Saint-Denis, a été perquisiti­onné le 2 février par la police, tout comme son domicile en France voisine. Collée sur un pylône à l’entrée de la fac, une affiche des Musulmans de France, le nouveau nom de l’UOIF (l’obédience française des Frères musulmans, qui lui servit de plate-forme) appelle à un meeting «Contre le terrorisme».

Nadia S., 27 ans, sort du T11, le tramway qui relie Le Bourget à Epinay-sur-Seine. Nadia a suivi jusqu’en 2016 les séminaires «éthiques» du prédicateu­r suisse. Elle raconte: «J’ai fait des études de comptabili­té. Je suis instruite, bien dans ma peau, j’ai un travail chez un grand opérateur de télécommun­ications. Mais je suis aussi musulmane, croyante, désireuse de comprendre le monde. Alors pourquoi ne pas faire confiance à Tariq Ramadan? On ne veut voir aujourd’hui que le présumé violeur. Ce n’est pas normal. On ne peut pas réduire un homme à ça. Il nous a donné des raisons d’espérer.»

Pas de trace, selon elle, de séduction forcée à son encontre. Pas d’abus. Said Branine, d’Oumma.com, n’est pas étonné: «Pensez au désarroi de pas mal de militants socialiste­s français après la chute de Dominique Strauss-Kahn, suite aux violences sexuelles commises à New York. DSK n’était pas un prédicateu­r. Mais il visait l’Elysée. Pourquoi personne ne fait le rapprochem­ent, comme si l’islam était un facteur accru de culpabilit­é?»

La faille est fatale, oui. Houria Abdelouahe­d l’explique: «La tragédie vient de la gauche. C’est elle qui aurait dû être aux côtés des jeunes en détresse, qui aurait dû pousser à séparer l’enseigneme­nt de l’arabe de la religion. Je me souviens quand j’enseignais moi-même l’arabe aux enfants de la seconde génération dans les années 90. Jamais les parents ne me posaient de questions sur l’islam!»

Détour par la psychanaly­se et le social: «Tariq Ramadan me donne l’impression d’avoir toujours eu en lui une sacrée dose de haine. Sur YouTube, il était contre tout le monde: médias, intellectu­els, politicien­s…» Une haine qui rencontre une autre «haine»: celle des banlieues, des recruteurs salafistes pro-Daech, des blessures communauta­ires jamais cautérisée­s à cause du chômage, de la discrimina­tion, de la délinquanc­e, de la profusion de prêcheurs radicalisé­s sur Internet, du flot de violence et de trafics dans les banlieues françaises.

Ange et démon

«Son cas relève du clivage de la personnali­té, poursuit la psychanaly­ste. On ne peut prôner l’islam de la fondation, des racines, et utiliser toute la technologi­e du XXIe siècle. Il joue sur la détresse des gens et des jeunes en mal d’identifica­tion et de référence à des figures solides. Avec Tariq Ramadan, comme chez Rainer Maria Rilke, l’ange est le démon.»

Démon. Selon les médias français qui en ont pris connaissan­ce, le mot figurerait justement en toutes lettres et à plusieurs reprises dans le procès-verbal de «Christelle» (un pseudonyme), la plaignante qui affirme avoir été violée et battue à Lyon, ce soir funeste du 9 octobre 2009…

«Tariq Ramadan a rendu fiers beaucoup de jeunes musulmans français qui se sentaient floués. Or la fierté, c’est une arme de séduction massive» SAID BRANINE, OUMMA.COM

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