Le coup de pied de l’âne
«Rien n’est comparable aux qualités d’un ministre qui arrive si ce n’est les défauts d’un ministre qui part»: en citant l’aphorisme d’Emile Banning au moment de quitter le pouvoir, Jean-Pascal Delamuraz avait en quelque sorte mis en garde ses successeurs contre l’ingratitude des médias et des politiques. A son tour, Didier Burkhalter en fait l’expérience amère. Et l’on sait bien que l’intéressé, qui prépare un livre d’entretiens, est trop fidèle aux institutions pour nous donner sa vérité. Pas un jour pourtant sans que la presse, même celle qui lui fut si élogieuse et si doctrinalement proche, n’y aille de quelques pointes de venin. «Il est heureux, écrit ainsi un chroniqueur dominical, que le dossier européen soit en de nouvelles mains. Pendant que le prédécesseur d’Ignazio Cassis confirmait le sentiment d’avoir un agenda caché, les choses semblent maintenant s’évaluer de manière plus rationnelle.» Quant au président du PDC, Gerhard Pfister, il décoche le coup de pied de l’âne: Didier Burkhalter «se serait depuis longtemps fourvoyé dans le dossier européen et isolé au sein du Conseil fédéral». Que l’on sache, la présidente de la Confédération de 2017, Doris Leuthard, n’a pas eu besoin du ministre démissionnaire pour organiser un beau pataquès lors de la rencontre avec Jean-Claude Juncker, en novembre.
Médias et politique ont eu vite fait d’oublier les tombereaux de louanges déversés après la double présidence – Confédération et OSCE – du Neuchâtelois en 2014. La reconnaissance a la mémoire courte. De quoi regretter le temps où la politique extérieure n’intéressait ni les Suisses ni le parlement. Jusqu’au tournant du siècle, «la politique extérieure était considérée par les parlementaires comme un domaine politique plutôt exotique», rappellent Laurent Goetschel et consort dans leur livre Politique extérieure suisse*. Et la politique étrangère figurait alors à la huitième place des préoccupations des journalistes parlementaires, «souvent même méprisée par les médias», selon une enquête de 1999 (Nyffeler). On ne connaît guère qu’un député, l’ancien conseiller national radical Ernst Mühlemann, surnommé «le ministre dans l’ombre des affaires étrangères», pour y avoir eu de l’influence.
Les temps ont changé. La politique extérieure, particulièrement la question des relations européennes de la Suisse, est devenue, en partie grâce à l’UDC, un élément central de la politique intérieure. Parce tous les départements sont désormais touchés par ce qui se décide à Bruxelles, la ministre de l’Energie, sa collègue chargée des Migrations, le ministre des Finances comme le patron de l’Economie se sentent autorisés à se passer de l’avis des Affaires étrangères pour exprimer publiquement leur opinion sur l’objectif à atteindre et l’agenda à appliquer. D’où énervements et cacophonie. Que dirait-on si Alain Berset et Doris Leuthard débattaient sur les plateaux de télévision de l’opportunité de remplacer les FA/18 ou des insuffisances de la réforme de la fiscalité des entreprises avant même que le Conseil fédéral n’ait arrêté sa position? Or le système collégial ne supporte pas une présidence forte et assumée pour maintenir chacun des membres du collège à sa place. C’est sa faiblesse. Ignazio Cassis l’apprendra vite à ses dépens: pas plus que son prédécesseur, il ne sera maître du dossier européen. Celui-ci est pris en otage par les stratégies partisanes et les ambitions personnelles.