Contrer les ravages de l’addiction numérique
Des anciens salariés de Google et de Facebook créent le Center for Humane Technology et lancent une campagne de prévention mondiale. Selon eux, les services sur smartphones créent une addiction qui devient nuisible à la société tout entière
Ce n’étaient jusqu’à présent que des appels disparates d’anciens employés, accusant Facebook, Google ou Twitter de tout faire pour nous voler notre temps. C’est désormais un mouvement structuré qui entend faire pression sur les géants de la technologie pour qu’ils ne fabriquent plus des services numériques addictifs. En début de semaine a été créé aux Etats-Unis le «Center for Humane Technology», un organisme visant non seulement à dénoncer les pratiques des multinationales de la Silicon Valley, mais aussi à lancer des campagnes de prévention.
Cet organisme a des moyens: sept millions de dollars injectés par l’ONG Common Sense – qui possède des réserves de plus de 50 millions –, avec de l’argent supplémentaire que lèvera luimême le centre. A court terme, il veut effectuer du lobbying contre l’addiction numérique et lancer une campagne de prévention dans 55000 écoles américaines.
«Nous étions à l’intérieur»
On trouve à la tête du centre un homme connu: Tristan Harris, ex-employé de Google qui avait, lorsqu’il travaillait pour la multinationale, publié un mémo interne alertant sur ces dangers. Depuis, Tristan Harris a lancé l’initiative «Time Well Spent», qui se fond aujourd’hui dans le nouveau centre. Travailleront avec lui des têtes connues de la Silicon Valley: Sandy Parakilas et Dave Morin, anciens dirigeants de Facebook, Justin Rosenstein, inventeur du bouton «like» du réseau social ou encore Natasha Schüll, professeure et auteure du livre Addiction by Design.
Pour ces responsables, il faut agir maintenant. «Les plus gros superordinateurs du monde se trouvent chez Google et Facebook et que visent-ils? Les cerveaux des gens, surtout ceux des enfants», affirmait Tristan Harris au New
York Times. Selon lui, le centre a de gros avantages: «Nous étions à l’intérieur. Nous savons ce que mesurent ces entreprises. Nous savons comment elles parlent et comment fonctionnent leurs systèmes.»
Confiance en soi érodée
Selon le centre, Facebook, Google ou Snapchat «utilisent des techniques de plus en plus sophistiquées pour nous garder scotchés [à notre écran, ndlr].» Snapchat transforme les conversations en tendance, redéfinissant la façon dont les enfants mesurent l’amitié. Instagram glorifie une vie parfaite en images, endommageant notre confiance en soi. Et YouTube joue la vidéo suivante immédiatement, mangeant ainsi notre sommeil.
Que penser de cette initiative? «Elle s’inscrit dans la continuité des travaux de Tristan Harris et d’anciens employés de multinationales, mais cela va au-delà, estime Nicolas Nova, sociologue des usages à la HEAD de Genève. Le fait qu’une organisation structurée s’empare de ces problèmes est frappant et encourageant. Et cela devient vraiment un thème majeur. J’étais la semaine passée à la conférence de l’association internationale des designers d’interaction à Lyon, et le problème de l’addiction revenait dans chaque discussion.»
Reprendre le contrôle
Resteront à mesurer les effets concrets que déploiera ce nouveau centre. Ses fondateurs adressent notamment une demande à Apple et à Samsung. «Ils peuvent aider à résoudre ce problème, car garder les gens collés à leur écran n’est pas leur modèle d’affaires. Ils peuvent redessiner leurs appareils et interfaces pour protéger nos esprits de distractions constantes», écrivent les responsables du centre. Ils appellent aussi les législateurs à protéger les consommateurs, les employés de sociétés technologiques à prendre conscience de leurs actions et enfin les utilisateurs à reprendre le contrôle de leur vie numérique.
Un voeu pieu? «Les entreprises qui créent des services en ligne n’ont aucun intérêt à rendre les utilisateurs moins dépendants, estime Nicolas Nova. Peut-être que Google et Apple amélioreront le paramétrage de leurs appareils pour réduire le nombre de sollicitations, mais seuls les utilisateurs les plus éduqués les emploieront, ce qui risque de créer un clivage culturel très inquiétant. En plus, je constate que de nombreuses personnes minimisent déjà les nuisances liées à leur smartphone, mais se plaignent encore d’être trop sollicitées.»
Ecran noir et blanc
Apple, récemment interpellé par deux actionnaires de référence, avait répliqué en affirmant qu’il allait ajouter des fonctions pour permettre aux utilisateurs d’être moins sollicités par leur iPhone. En attendant, le centre donne quelques conseils: supprimer les notifications qui ne proviennent pas d’humains, passer l’écran de son smartphone en mode noir et blanc, ne garder que les applications essentielles sur l’écran d’accueil, ne pas utiliser les raccourcis pour trouver d’autres applications (mais taper leur nom en entier), charger son téléphone hors de sa chambre à coucher ou encore… désinstaller les applications des réseaux sociaux.
«Nous étions à l’intérieur. Nous savons ce que mesurent ces entreprises et comment fonctionnent leurs systèmes» TRISTAN HARRIS, RESPONSABLE DU CENTER FOR HUMANE TECHNOLOGY