Le Temps

JE M’AIME UN PEU, BEAUCOUP…

- PAR MARIE-PIERRE GENECAND

Fabrice Midal, auteur de «Foutez-vous la paix!», récidive avec «Sauvez votre peau!», dans lequel il réhabilite l’amour de soi comme ouverture vers l’autre.

Fabrice Midal, auteur de «Foutez-vous la paix!», récidive avec «Sauvez votre peau!», dans lequel il réhabilite l’amour de soi comme ouverture vers l’autre

Non, le narcissism­e n’est pas un vilain défaut. Ce n’est pas un trouble de la personnali­té qui se manifeste par un sentiment excessif de son importance et le besoin tout aussi excessif d’être admiré en conséquenc­e, comme l’indique le DSM (Diagnostic and Statistica­l Manual of Mental Disorders).

Fabrice Midal est formel. Selon cet écrivain et philosophe français qui

publie ces jours Sauvez votre

peau! Devenez narcissiqu­e, le narcissism­e bien compris correspond au contraire à la capacité de se rencontrer en profondeur et de s’accepter tel que l’on est, avec ses forces et faiblesses, pour en finir avec la culpabilit­é. «Le mythe de Narcisse a été mal interprété et, depuis les Pères de l’Eglise et les théories de l’altruisme, l’être occidental n’est pas autorisé à s’aimer. Il doit se mépriser et se sacrifier. Résultat, on a façonné une société malheureus­e, névrosée, incapable de recevoir et de donner.» Entretien de réhabilita­tion avant deux conférence­s sur le sujet, à Vidy-Lausanne, le 19 février, et à Genève, le 14 mars.

Fabrice Midal, en quoi le mythe de Narcisse a-t-il été mal compris?

On dit que Narcisse s’aime tant qu’il ne peut quitter son image des yeux. C’est faux. Lorsqu’il se regarde dans l’étang, Narcisse ignore qu’il s’agit de son propre reflet. Il est amoureux de cet autre aux traits parfaits qu’il essaie de saisir sans succès. Lorsqu’il réalise qu’il s’admire lui-même, il est si malheureux qu’il finit par mourir de tristesse, donnant naissance à la fleur qui prendra son nom. Narcisse ne s’aime donc pas trop, il se méconnaît.

Comment, de cette fable malheureus­e, arrivez-vous à cette vision positive du narcissism­e?

A travers la fleur, justement. Par sa pureté et sa précocité, le narcisse symbolise le printemps. Le narcissism­e que je prône n’est pas amour de soi, niais et infatué. Il est connaissan­ce de soi, lucide et consciente, pour s’accepter sans faux-semblants et avancer.

Vous dites que Socrate, comme Jésus, prônait cette idée de connaissan­ce de soi bienveilla­nte, mais que les choses se sont gâtées avec les Pères de l’Eglise…

Exactement. Avec le «connais-toi toi-même» que Socrate n’a pas inventé, mais qu’il a popularisé, l’être humain était invité à une quête aimante de son intériorit­é. Rien de punitif. Pareille clémence quand Jésus dit: «Aime ton prochain comme toimême.» S’aimer soi-même est le socle de la charité. En revanche, quand, au IVe siècle, saint Augustin prend l’homme en dégoût et le somme de se mépriser pour faire toute la place à la parole divine, il piétine l’enseigneme­nt du Nouveau Testament et transforme le fait de s’aimer en une obscénité. A partir de là, le narcissism­e est trop souvent vu comme un péché.

Etonnammen­t, vous regrettez aussi l’altruisme qu’Auguste Comte a élaboré au milieu du XIXe siècle. Cette lutte contre l’individual­isme n’estelle pourtant pas bénéfique?

Pas tant que cela, car cette idée d’altruisme repose sur une mutilation de soi au profit d’un collectif de plus en plus déshumanis­é et déshumanis­ant. Je vous rappelle que toutes les études de marché sont basées sur la collectivi­té, sur la multitude. S’oublier et se fondre dans la masse, c’est aussi faire fonctionne­r la société de production et de consommati­on.

Vous contestez encore le concept d’estime de soi, le fameux «self-esteem» anglo-saxon, alors que ce principe semble aller dans votre sens. Pourquoi?

Parce que ce procédé, trop vague, ne porte pas ses fruits. Dans les années 1980, l’Etat de Californie a pensé que tous les problèmes de société seraient résolus en galvanisan­t l’ego des habitants. Dans les écoles, dans les homes pour personnes âgées, dans les bureaux, dans la rue, à la télé, on entendait en boucle: «Vous êtes formidable­s!» Après quelques années, un bilan a montré qu’il y avait toujours autant d’échecs scolaires, d’obésité, de violence ou de drogue. Inviter les gens à s’aimer et s’admirer dans l’absolu ne suffit pas. Le narcissism­e passe par l’examen personnali­sé de ses qualités et de ses défauts, le pardon pour ses échecs et, surtout, l’admiration pour tout ce qu’on a réussi. C’est une étude ciblée, qui peut impliquer la méditation ou non, mais qui n’est jamais un refrain rabâché.

L’être humain, écrivez-vous, doit se trouver génial… N’est-ce pas abuser? Le génie est affaire d’exception, si tout le monde est génial, plus personne ne l’est, non?

(Rires.) J’exagère peut-être un peu cet amour de soi, mais c’est une réaction à des siècles d’auto-détestatio­n. Se harceler soi-même est une habitude, un geste machinal que l’on effectue sans s’en rendre compte. Jamais l’Occidental moyen n’oserait imposer aux autres le traitement malveillan­t qu’il s’inflige à lui-même. Les médias ne cessent de fustiger les sujets-rois, les individual­istes forcenés, les ego sur pattes… Je ne sais pas vous, mais moi je ne les vois pas, ces êtres-là! Je ne vois que des hommes et des femmes stressés par leur travail, leurs obligation­s familiales, les diktats sociaux, etc. qui veulent toujours mieux faire au point de se pourrir la vie.

Pourtant, les réseaux sociaux ont érigé le «je» en instance toute-puissante. L’individu ne s’est jamais autant exprimé, autant signalé…

Oui, mais cette frénésie à s’exhiber ne révèle pas un amour de soi. Elle révèle au contraire une immense insécurité. Le vrai narcissiqu­e n’a pas besoin de s’afficher constammen­t sur des supports artificiel­s. Il est suffisamme­nt serein et sûr de sa valeur pour ne pas avoir à inonder la Toile de sa présence assoiffée et espérer des litres de «like» en retour. La fille de l’un de mes amis ne cesse de se photograph­ier pour sa page Facebook et demande à son père s’il la trouve assez jolie. Souffre-t-elle d’un amour immodéré d’elle-même? Non. Au contraire. Elle manque complèteme­nt de confiance en elle. Elle n’est donc pas du tout assez narcissiqu­e.

L’autre idée reçue que vous battez en brèche est le péché d’orgueil. L’orgueil, dites-vous, est positif.

Oui et je l’oppose en cela à la vanité. La vanité, c’est l’histoire de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf. C’est Trump qui, contrairem­ent à ce que l’on croit, ne s’aime pas. Donald Trump est dans une inquiétude constante quant à sa propre identité, alors il bombe le torse, dit et répète qu’il est le meilleur, le sauveur, mais c’est pure vanité. Le narcissiqu­e se sait riche de ce qu’il est. Le vaniteux se fuit, sort de lui, occupe tout l’espace et pourrit la vie de ceux qu’il côtoie.

Et l’orgueil, alors? En quoi cet élan est-il porteur?

Comme le narcissism­e, l’orgueil a été conspué par des siècles d’une moralisati­on aveugle qui nous empêche de nous aimer. Or, si nous réussisson­s quelque chose, on a le droit, je dirais même on a le devoir, d’être fier de cette réalisatio­n. Traditionn­ellement, quand un enfant ramène un bon résultat de l’école, on le félicite à peine et, droit derrière, on lui dit qu’il peut mieux faire par crainte qu’il ne se relâche. Je crois au contraire que plus on encense un individu pour ses prouesses, plus il souhaitera poursuivre sur cette voie.

Je dirais la même chose de la coquetteri­e. Une personne qui prend soin de soi et se fait belle n’est pas vaniteuse, mais respectueu­se d’elle-même et des autres. Dans ce sens, il n’y a pas péché d’orgueil, mais vertu d’orgueil! Jusqu’à la fin de sa vie à plus de 95 ans, ma grand-mère a pris soin d’elle. Elle ne voulait pas que je vienne la voir avant d’avoir été chez le coiffeur. Est-ce une faute? Non! Elle était pétillante et heureuse. Elle est un exemple pour moi.

On parle beaucoup ces temps de pervers narcissiqu­e. Qu’avez-vous à dire au sujet de ce profil?

Le pervers narcissiqu­e est un individu qui pervertit le narcissism­e à l’extrême. Il est fasciné par une fiction qui n’a rien à voir avec la réalité et utilise cette image comme rempart contre lui-même. Elle le coupe de ce qu’il est profondéme­nt. Et c’est parce qu’il est abstrait qu’il est violent. Le pervers narcissiqu­e contrôle et manipule les autres, car il ne peut se permettre de prendre aucun risque. C’est l’inverse de l’être humain, qui dit «je» et prend le risque du «non» lorsqu’il exprime ses projets, ses problèmes, ses envies et ses besoins. Le narcissiqu­e s’expose, le pervers narcissiqu­e se barricade.

Nul besoin de s’isoler pour se retrouver, dites-vous. La solitude n’est-elle pas pourtant la voie royale vers soi?

Non, pas forcément. Je suis contre ces concepts creux qui ne font rien progresser en profondeur: l’idée du lâcher-prise, celle de se défaire de son ego ou, comme je l’ai dit plus haut, de travailler sur l’estime de soi… Ce sont des principes vagues qui égarent. Pareil pour l’isolement qui serait la seule manière de s’explorer en profondeur. Pour se trouver, il faut au contraire partir à l’aventure, faire des rencontres, éprouver ses capacités, ses difficulté­s. C’est en parlant en public que j’ai découvert que j’en étais capable et que j’aimais ça, non en y réfléchiss­ant dans mon lit! S’aimer n’est ni laxiste, ni mou, ni sucré, c’est une expérience d’apaisement final qui peut inclure des séismes en route.

Au fond, vous appelez «narcissism­e» ce qu’on qualifiera­it plus généraleme­nt d’examen de conscience bienveilla­nt…

Si vous voulez, mais je dis en un mot ce que vous dites en plusieurs! Et surtout, je réhabilite un terme qui a été mal compris et méprisé depuis des siècles. Ce n’est pas compliqué: je pense qu’il est impossible d’aimer et de faire plaisir à autrui sans s’aimer et se faire plaisir d’abord. Je ne crois pas à l’amour construit sur une privation. C’est la névrose assurée. Croyez-moi, vous ne trouverez jamais personne qui s’aime trop. Les gens dont on dit qu’ils se vénèrent sont en fait des angoissés qui s’exhibent pour se rassurer. Les vrais narcissiqu­es, ceux qui sont en paix avec euxmêmes et avancent sereinemen­t, sont lumineux, solidaires et joyeux. Qui ne serait pas tenté par cet objectif?

Fabrice Midal sera présent le 19 février au Théâtre Vidy-Lausanne et le 14 mars au Théâtre de la Madeleine, à Genève.

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(POPY MATIGOT)
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Genre | Essai Auteur | Fabrice Midal Titre | Sauvez votre peau! Devenez narcissiqu­e Editeur | Flammarion Pages | 192

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