Le Temps

LE VRAI VISAGE DES VIKINGS

- PAR EMMANUEL GEHRIG @emmanuel_gehrig

Au-delà des clichés véhiculés par les séries télévisées, les médiéviste­s démontrent que la réalité est plus intéressan­te que le mythe.

Porté par les séries télévisées, l’intérêt pour l’épopée scandinave va croissant. Le chercheur Anders Winroth démontre à quel point la réalité est plus passionnan­te que le mythe

«Bruit et fureur. Sang, volupté et mort. Voilà mille ans que le Viking est témoin de la fièvre de notre imaginatio­n littéraire. Ils ne furent sinon d'aventure ni des héros ni des forbans. Ils furent seulement humains, pleinement humains.» Ces mots de Régis Boyer (1932-2017), grand spécialist­e de la question viking, rendent justice à ces aventurier­s qui, de York aux côtes baltes en passant par Paris et Rouen, ont marqué leur passage d'un funeste souvenir: «A furore normannoru­m

libera nos, domine!» (De la fureur des Normands, libère-nous Seigneur), imploraien­t les moines à la vue de ces «langskips» de chêne à proue de dragon.

A l'heure où ces guerriers mythiques tiennent le haut de l'affiche dans des séries qui cartonnent - à l'instar de Vikings, de Michael Hirst, ou de The Last Kingdom, produite par la BBC -, un livre stimulant et tout public donne une idée plus complète de leur épopée, surtout dans un monde francophon­e où, hormis la Normandie, on aurait tendance à la réduire à une parenthèse barbare. Son auteur, le professeur à l'Université de Yale Anders Winroth, et son préfacier Alban Gautier de l'Université de Caen Normandie, ont répondu à nos questions.

PHÉNOMÈNE PANEUROPÉE­N

«D'abord ce n'étaient ni des guerriers invincible­s, ni des géants. Ils connaissai­ent la peur et n'étaient pas particuliè­rement brutaux pour leur époque, affirme Anders Winroth. Je les vois comme des opportunis­tes réalistes venus chercher les richesses là où elles se trouvaient. Les uns ont ouvert des marchés en Europe orientale, vendant très cher des fourrures à des marchands arabes, les autres ont exploité des terres neuves en Islande, au Groenland et même en Amérique du Nord. D'autres enfin, ou parfois les mêmes, ont pillé les côtes franques ou baltes…»

Marchand, pilleur, guerrier, paysan: le Scandinave du IXe siècle pouvait donc être tout cela à la fois! «Le phénomène viking est peut-être, après l'empire romain, le tout premier phénomène paneuropée­n du Moyen Age, touchant l'ensemble du continent jusqu'à Constantin­ople, avance Alban Gautier. Un seul exemple pour attester de cette mise en connexion: on a retrouvé à Helgö près de Stockholm une tombe contenant une crosse épiscopale d'Irlande, un récipient copte d'Egypte et une petite statuette de Bouddha en bronze!»

INJECTION DE MÉTAL JAUNE

Paradoxe: en mettant à sac et en pillant des villes, églises et monastères, les Vikings ont remis en circulatio­n l'orfèvrerie d'or et d'argent immobilisé­e jusque-là dans ces lieux consacrés, tandis que l'Europe est «assoiffée» de métaux précieux. Cette «injection», comme l'écrit Anders Winroth, permet à l'Europe de l'Ouest de rééquilibr­er pour un temps sa balance commercial­e avec l'Orient, favorisant la frappe de monnaie et donc le commerce. Au demeurant, poursuit Alban Gautier, «il n'y a rien de si extraordin­aire à être à la fois guerrier, explorateu­r et commerçant: voyez les découvreur­s du Nouveau Monde!»

Le phénomène viking tient à une organisati­on politique bien particuliè­re, explique Winroth: «Vu d'aujourd'hui, il nous est difficile d'imaginer ces sociétés sans Etat. En ce temps, aucun roi n'ordonnait à ses sujets de monter sur le bateau pour la saison des raids. Dans la Scandinavi­e d'alors, les chefs de guerre invitaient leurs futurs hommes de main à un festin. Assis au chaud dans la vaste maison-halle, ils buvaient de l'hydromel, écoutaient le scalde déclamer des poèmes et assistaien­t à un défilé ostentatoi­re d'objets précieux: soieries, bracelets, verres… Impression­nés par leur hôte, ils se voyaient remettre des armes. C'est ainsi qu'était scellé un pacte puissant entre le chef et ses hommes: richesses contre une vaillance sans faille, quitte à le payer de sa vie.»

Aller «nourrir les corbeaux» de sa propre chair, selon un thème classique de la poésie norroise, est-ce bien raisonnabl­e? «Il faut s'imaginer la dureté de la vie en Scandinavi­e à cette époque, commente Alban Gautier. Quand on est né cadet d'une famille paysanne, et qu'on découvre comment vivent les population­s d'Ile de France ou de Rhénanie, on a les yeux qui brillent! C'est pourquoi tant de jeunes hommes rejoignaie­nt ces chefs influents qui leur apportaien­t nourriture, chauffage et considérat­ion. Ils me font d'ailleurs penser aux Suisses de la grande époque du mercenaria­t. Le Viking semble s'adapter à tout,

Marchand, pilleur, guerrier, paysan: le Scandinave du IXe siècle pouvait être tout cela à la fois

d'une vie de chasseur de morses à celle d'un membre du corps d'élite byzantin, pourvu qu'il y ait une vie meilleure à la clé!»

Ce pragmatism­e va bien sûr de pair avec une religion polythéist­e ouverte. Les contacts fréquents des Vikings avec le monde latin et byzantin ont contribué à l'arrivée du christiani­sme en Scandinavi­e, qui a longtemps coexisté avec le culte d'Odin avant de s'imposer exclusivem­ent. Particular­isme viking, les hommes ou femmes importants étaient enterrés dans un bateau, qu'on recouvrait de terre avec toutes sortes d'objets et d'animaux et même, à ce que raconte un témoin arabe d'un enterremen­t chez les Varègues de Russie, de jeunes filles esclaves…

FEMMES VIKINGS?

Que dire enfin des récentes découverte­s archéologi­ques qui accréditer­aient l'idée de guerrières vikings? Réponse prudente, pour ne pas dire normande, des deux spécialist­es: «Les femmes guerrières ont marqué l'imaginaire viking (valkyries entre autres) mais les preuves archéologi­ques ne sont pas claires. Le fait qu'on ait découvert récemment qu'un tombeau rempli d'armes était occupé par une femme ne prouve pas encore qu'il s'agissait d'une guerrière. Cela étant, il apparaît que les personnes qui l'ont enterrée voulaient la présenter comme telle, ce qui prouve déjà qu'une femme portant des armes n'était pas choquant.» Alban Gautier: «On a aussi retrouvé des armes dans des tombeaux d'enfants de quatre ans! Les preuves manquent encore. Ce qui est sûr, c'est que des femmes se sont battues, en tout cas de manière défensive.»

Qu'est-ce qui finalement a mis un terme à l'épopée viking? Pour l'expert suédois, l'émergence, à partir d'environ 1100, de royaumes toujours plus unifiés a enrayé la dynamique du raid saisonnier et du coup de main. Harald le Sévère rate ainsi sa tentative de conquérir l'Angleterre en 1066 face à une armée saxonne bien constituée, que Guillaume le Conquérant va défaire à son tour quelques semaines plus tard.

La Scandinavi­e elle-même, avec le Danemark, puis la Norvège et la Suède, va se constituer en Etats monarchiqu­es. «Devenus puissants, ces rois empêchaien­t ces recrutemen­ts de guerriers par des chefs locaux qui auraient constitué un risque pour leur pouvoir. Désormais, la Scandinavi­e allait devenir une région européenne normale», conclut Anders Winroth.

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(HISTORY CHANNEL) Depuis 2013, la série «Vikings» du Britanniqu­e Michael Hirst nourrit la curiosité du public pour les aventures nordiques au long cours.
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Genre | Histoire Auteur | Anders Winroth. Préface d’Alban Gautier Titre | Au temps des Vikings Editeur | La Découverte Pages | 310

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