Le Temps

«Un acteur, voyez-vous, est fait de talent et de chance»

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De Bulle Ogier, le metteur en scène Claude Régy a dit que c’était «une force sans contour net. Une transparen­ce avec un centre de gravité très fort.» Dans Libération encore, il précisait ainsi sa pensée: «Elle a ce don, sans parler, sans écrire, sans même jouer, de donner à voir l’invisible.» Cela pourrait être une définition de la présence. Elle est là, juste là, et dans son sillage, tout est là aussi. Marc’O, son professeur en théâtre dans les années 1960, Marguerite Duras plus tard, Patrice Chéreau, Luc Bondy ont chéri cette vibration, cet archet écorché à l’improviste. Mais elle, que retient-elle de ces maîtres du détail?

Vous avez joué pour Patrice Chéreau dans «Le Temps et la Chambre» de Botho Strauss au début des années 1990, dans «Rêve d’automne» en 2010. Que vous a-t-il appris? Il était lui-même un grand acteur. Comme metteur en scène, il était d’une précision implacable, au centimètre près. Il n’autorisait aucun laisser-aller. Au cinéma, avec Jacques Rivette, j’étais beaucoup plus libre, je pouvais improviser. Patrice cherchait le moment exact.

Avec Claude Régy, vous avez joué «L’Eden Cinéma» de Marguerite Duras en 1977. C’est un maniaque du détail, lui aussi, non? Chaque soir, il était dans la salle pour assister à la représenta­tion, s’assurer que nous respection­s ses intentions à la virgule près. Travailler avec lui était parfois douloureux. Il peut dire des choses blessantes d’une voix impassible, c’est sa méthode un peu sadomaso de guider les acteurs. Et quand il sort du théâtre, il est tout content.

Vous avez été très fidèle à Luc Bondy, depuis «Terre étrangère» d’Arthur Schnitzler en 1984 jusqu’aux «Fausses Confidence­s» en 2014, en passant par «John Gabriel Borkman» d’Ibsen en 1993 au Théâtre de Vidy. Comment s’est noué ce lien? Je me souviens, j’étais à l’étranger pour un tournage et j’apprends que Luc Bondy cherche une actrice pour jouer Génia dans Terre étrangère. J’avais lu le texte de Schnitzler, j’étais folle de ce rôle, mais j’étais loin. A mon retour à Paris, j’apprends que Luc n’a pas trouvé sa Génia. C’est ainsi que j’ai travaillé avec lui. Un acteur, voyez-vous, est fait de son talent, de son imaginatio­n et de la chance. J’ai eu beaucoup de chance.

Luc Bondy et Patrice Chéreau: qu’est-ce qui les distinguai­t? Luc était tout le temps sur scène pour jouer les rôles. Il pouvait passer à l’improviste d’un personnage à l’autre et ces bifurcatio­ns le faisaient rire. Il riait beaucoup. Patrice, lui, était comme un chef d’orchestre, il était sur le plateau et il dirigeait tout avec son index. Les deux travaillai­ent leur matière jusqu’à la dernière minute de l’ultime répétition. Luc pouvait changer toute une scène la veille de la première. L’un et l’autre aspiraient au tableau parfait, c’est-à-dire la vérité de l’instant.

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