Le Temps

BAXTER DURY, COEUR BRISÉ

- PAR PHILIPPE CHASSEPOT

Elégance, souplesse et énergie renouvelab­le: bienvenue dans le superbe «Prince of Tears» de Baxter Dury, pour un voyage au coeur des ruptures amoureuses. L’Anglais vient présenter à Lausanne cet album sorti en octobre dernier

Ce n’est pas dans nos habitudes, mais faisons preuve d’un peu de cynisme – même si pour certains de nos détracteur­s, c’est la seconde nature du journalist­e. Les divorces et séparation­s amoureuses chez les artistes sont souvent synonymes de grande nouvelle à venir, parce que la douleur exacerbe leur processus créatif. Quelques exemples marquants de ces dernières années? L’Américain Bill Callahan, largué par son ange-démon Joanna Newsom, et qui a composé le bouleversa­nt I Wish We Were An Eagle

(2009), déjà l’un des plus grands disques de ce siècle. Son compatriot­e John Grant était certes déjà génial avec son groupe The Czars, mais la perversité de son amant qui a toujours refusé de lui livrer ses sentiments a engendré Queen of Denmark en 2010, son exutoire absolu. Et Bon Iver alors? Viré par sa belle en 2008, il s’est isolé dans une cabane au milieu des bois pour composer For Emma, Forever Ago – à peu près tout ce qu’il a fait de bien dans sa carrière, par ailleurs. Tout ça pour en arriver à Baxter Dury et son Prince of Tears. L’Anglais de 46 ans a beaucoup pleuré. Puis il en a eu marre, et a décidé de cracher sa bile sur son cinquième album.

PLUS QU’UN DANDY

Il a bien fait: c’est une réussite totale, dans un style très personnel. Il ne chante pas vraiment, parle plutôt avec un timbre grave et sensuel, surclassé par un accent cockney délicieux. «Miami», le morceau d’ouverture, impose le standard pour le reste des compositio­ns: poésie et colère mélangées, métaphores agressives, la basse qui conduit le camion désespéré, et la richesse de la production avec des cordes omniprésen­tes. Quelques bonnes insultes bien crachées, également. Avec un tel titre d’album, il n’aurait de toute façon jamais pu nier sa souffrance: «J’ai eu toutes ces galères, oui, et j’ai su les tourner à mon avantage, aussi déplaisant que ce fut. C’est très cliché, mais il faut apprendre de ses expérience­s, y compris le fameux passage du coeur brisé, et j’ai tourné ça de façon très agressive. Puis j’ai ajouté des cordes pour rendre l’ensemble plus doux.» A propos de cliché, justement: on serait donc plus fort, plus énergique, plus un peu tout quand on souffre? «Oui. A chaque fois que je suis détruit, totalement détruit, je suis plus efficace. Parce qu’il faut trouver un truc pour survivre. C’est quand tu n’as pas le choix que tu es le plus dynamique.»

«TOTALEMENT FRACASSÉ»

Baxter Dury, d’une spontanéit­é réjouissan­te, parle toujours sans filtre. Ainsi s’est-il exprimé auprès du trop méconnu webzine soyoungmag­azine.com:

«Aussi brillant soyez-vous, à un moment de votre carrière, vous êtes fatigué, vous manquez d’inspiratio­n, et ça s’entend. Pour cet album, j’étais au contraire dans une période musicale très claire. Alors certes, je n’ai pas tout pigé: il y avait un côté art martial et troisième oeil, ce genre de conneries, vous voyez, mais je savais ce que je faisais et je l’ai fait. Je savais à quoi allait ressembler le résultat final, et ça ne m’était jamais arrivé avant.» On l’aura compris: il considère son cinquième album comme son meilleur. Il a toujours revendiqué Gainsbourg parmi ses influences majeures. C’est indéniable ici, avec cette réussite: avoir facilement évité le piège du plagiat et de la caricature.

Certains le qualifient de dandy, en ajoutant un adjectif original pour bien souligner le trait. Voilà un cliché qu’on refusera de valider, cette fois. Baxter Dury est juste un beau mec bien sapé, ce qui n’est pas la même chose. Avec la pochette de Prince of

Tears comme illustrati­on, un art peut-être plus assez considéré de nos jours, surtout avec le développem­ent du streaming, des mp3 et du format vignette. La photo est sublime: celle d’un gars en costume blanc qui arrive à maintenir son élégance alors qu’il se vautre en tentant d’escalader une dune, au milieu de dizaines d’autres dans un désert d’ocres. Un sens presque trop évident. Il s’est peut-être fait larguer, mais on ne s’inquiétera pas trop pour la suite de ses aventures affectives… Les femmes, une pièce essentiell­e de son art, avec ces voix qui l’accompagne­nt en permanence: «Elles sont l’équivalent des fondations d’un chapiteau. Leurs mélodies servent à contrer mes tons rauques. C’est un vieux truc français, en fait. Ces voix féminines étaient nécessaire­s pour la couleur, pour adoucir, pour calmer l’abruti que je suis.»

Petit retour, quand même, sur la testostéro­ne. Baxter Dury ne se sentait pas de poser seul sa voix sur «Almond Milk». Il a alors appelé Jason Williamson, des Sleaford Mods, pour un mariage finalement évident où le bourreau de Nottingham montre qu’il est tout aussi talentueux posé qu’enragé. Ils sont devenus bien potes depuis, avec le Londonien très fier de cette collaborat­ion: «Jason, c’est un amour. On n’arrête pas de s’envoyer des textos, des trucs très cons où de futurs quinquas dissertent sur les régimes sans gluten», se marre-t-il. Notre chanson préférée restera cependant «August»: piano sautillant pour ouvrir, sa voix la plus haute et la plus écorchée, la plus touchante. Des paroles sans appel: «Je suis totalement fracassé, et toi et moi, on ne sera plus jamais les mêmes.» Ses sirènes qui le consolent et le mettent en garde: «Tes larmes continuent de couler, encore un mois et ce sera hors de contrôle.» Baxter Dury avoue déjà travailler sur son prochain album. Qu’il souffre encore un peu, pour notre plus grande joie.

En concert à Lausanne, Les Docks, mardi 27 février.

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(TOM BEARD)
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Baxter Dury, «Prince of Tears» (Heavenly Recordings).

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