Le Temps

Lire en stéréo

- PAR LISBETH KOUTCHOUMO­FF ARMAN @LKoutchoum­off

Il vaut la peine parfois de lire deux livres en même temps. Ou tout du moins, de façon très rapprochée. Presque en stéréophon­ie. L'un complétant l'autre d'une façon inouïe, comme les deux flancs d'un coquillage d'où sortirait la rumeur du monde tout à coup intelligib­le. En voici un exemple.

Wolfgang Streeck porte la moustache. Il est surtout sociologue de l'économie, ancien directeur de l'Institut Max Planck de Cologne. Une de ses grandes idées est de dire que le système capitalist­e est devenu à ce point naturel aux économies riches occidental­es que ces dernières ont oublié qu'elles vivaient… dans un système capitalist­e. Au point que, lorsque la crise financière de 2008 a fait hurler les alarmes de part et d'autre de l'Atlantique et bien au-delà, l'événement a été vu d'abord comme un événement singulier avec des causes que personne n'avaient voulu voir mais des causes tout de même, repérables et situées à quelques années tout au plus. Personne n'a voulu y lire qu'il s'agissait d'une crise du système capitalist­e lui-même.

Car, pour le chercheur allemand, comme il l'explique dans Du temps

acheté, la crise de 2008 est en fait le fruit d'une séquence historique beaucoup plus large: elle trouve son origine dans les années 1980, au moment où le capitalism­e démocratiq­ue, instauré en 1945, a commencé sa mue néolibéral­e. Un peu comme lors des accidents de navettes spatiales où on réalise après coup que la pièce défectueus­e a été installée dans l'appareil plusieurs années avant le décollage et l'explosion. Le courant néolibéral a généré un nouveau régime, poursuit Wolfgang Streeck: les producteur­s de richesses résistant de plus en plus à l'impôt, l'inflation et les déficits budgétaire­s nationaux sont devenus la norme. Pour payer la dette publique, on fait appel à des institutio­ns privées qui exigent en retour la dérégulati­on des marchés financiers. Plus on avance, plus les Etats se délestent de leurs services publics. Ni le Brexit ni l'élection de Donald Trump n'ont surpris Wolfgang Streeck. Les deux événements s'imbriquent dans cette crise qui s'éternise depuis trente ans…

C'est très précisémen­t cette histoire-là, ces quatre décennies-là, 19802010, que raconte George Packer dans L’Amérique défaite. Portraits intimes

d’une nation en crise (National Book Award 2013). Il le fait en faisant le portrait d'Américains et de leurs familles sur plusieurs génération­s. Des centaines et des centaines d'heures d'entretiens pour atteindre la nappe phréatique des destinées. Et montrer, en suivant ce courant intime, comment le pays a changé de visage. L'entreprise est colossale et donne le vertige au lecteur tant George Packer, à force de traquer le détail, est parvenu à rendre le goût et le climat des années. Chaque chapitre débute par des extraits de publicités, de chansons, d'émissions, de feuilleton­s télévisés. Ce bruit sourd du coquillage qui fait venir les larmes tant il semble venir de loin.

«Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalism­e démocratiq­ue», Wolfgang Streeck, Folio.

«L’Amérique défaite. Portraits intimes d’une nation en crise», George Packer, Points.

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