TROIS FEMMES PUISSANTES SOUS LA PLUIE
Le scénariste Serge Lehman et le dessinateur Frederik Peeters unissent leurs talents dans «L'Homme gribouillé», roman graphique oeuvré au noir qui confronte trois générations de femmes à une résurgence tellurique monstrueuse
Noir, c’est noir. Et la pluie de tomber sur Paris avec une persistance inédite depuis S.O.S.
Météores. Elle tombe sur Maud, la grand-mère, qui écrit des contes horrifiques pour enfants, sur Betty, la fille, maquettiste dans un magazine que frappent des crises d’aphasie, sur Clara, lycéenne détentrice d’un pouvoir dont elle n’a pas encore conscience. La routine des jours vole en éclats lorsque fait irruption un corbeau humanoïde sanguinaire, un masque aquilin planté sur une touffe de plumes couleur de la nuit. En traquant ce prédateur surnaturel, Betty et Clara vont déterrer d’obscurs secrets, recouvrer leur identité perdue, retrouver un don oublié et affronter au fond du Doubs une créature vieille comme le monde… L’Homme gribouillé est l’oeuvre magistrale de deux créateurs. Au scénario, Serge Lehman, une figure de la science-fiction française. Ce contemporain de Maurice G. Dantec et Pierre Bordage a publié des livres référentiels comme F.A.U.S.T., participé au scénario d’Immortel ad vitam, de Bilal, et scénarisé nombre de bandes dessinées dont La Brigade
chimérique. Au dessin, Frederik Peeters. Ce Genevois a frappé fort avec Les Pilules bleues, un récit autobiographique, avant de s’imposer lui aussi comme un maître de la science-fiction (Lupus, Aâma) et du fantastique (Koma).
COSTUMES PAÏENS
Les deux auteurs se sont rencontrés par l’intermédiaire de l’éditeur Delcourt. Frederik Peeters ressent «une forte stimulation intellectuelle: je sentais que son scénario serait boulonné». Il est partant pour une collaboration, mais demande trois ans de délai, le temps de terminer Aâma. Serge Lehman le laisse tranquille, sauf une fois: il lui envoie le lien vers l’exposition Wilder
Mann, de Charles Fréger, des photos de costumes traditionnels païens encore en usage en Europe. Ces masques vont déterman.
miner l’inquiétante étrangeté de L’Homme gribouillé.
Frederik met deux conditions à la collaboration: il s’occupe du découpage et détient le final cut car il sait ce qui fonctionne en bande dessinée. L’association fonctionne parfaitement, d’autant plus que Lehman estime s’être «presque fourvoyé en faisant de la littérature. Mes nouvelles sont gouvernées par une image finale. Faire un scénario est une manière de dessiner sans dessiner.»
Peeters griffonne dans un cahier des études de caractères, les soumet à son complice. Le travail avance vite, car «les personnages sont ultranourris» par leur inventeur. Il dessine au pinceau noir sur du papier de photocopie 120 grammes, format A3, puis appose les aplats de gris sur logiciel Photoshop. Seule consigne de l’éditeur: l’album doit faire moins de 400 pages. Ce qui laisse une certaine latitude pour le découpage. «Ce n’est pas un jeu de Tetris», sourit Peeters.
ACCÉLÉRATIONS FURIEUSES
Faisant montre d’une maîtrise graphique et narrative supérieure, soucieux de ne pas s’ennuyer ni d’ennuyer le lecteur, il ménage d’incessantes surprises, varie les cadrages, isole un détail (une tarte aux fruits, un flocon de neige), ouvre de vastes perspectives (paysages urbains et ruraux), procède par accélérations furieuses (accident de voiture, combat mortel) et stases contemplatives (une branche sous la pluie, Paris réduit à un champ de brouillard dont seule émerge la pointe de la tour Eiffel)… Le trait vise au réalisme avec quelques écarts déstabilisants vers une dimension plus humoristique: «Oui. Ça vient comme ça. Je ne me pose jamais ces questions. Il y a des choses auxquelles il ne faut pas réfléchir pour ne pas casser la machine», élude joyeusement le dessinateur.
Le noir et blanc s’est imposé d’emblée. «Je voulais faire mon manga à l’européenne», dit Peeters. «La dimension gothique s’accommode tellement bien de l’ombre, de la nuit, des reflets dans les flaques d’eau que la couleur était impensable», complète Leh- Quant à la pluie, ce remugle eschatologique, elle découle de l’envie d’avoir «une sorte de dimension inquiétant l’ensemble de la réalité. On avait évoqué des gangs de clowns terrifiants. Finalement la pluie est venue. Diluvienne, constante…», se souvient Lehman. «Cent pages de pluie! C’est le rêve de tout dessinateur au trait, se réjouit son complice. On met au point quelques astuces graphiques, et les lecteurs complètent mentalement. Ils viennent me dire «Fantastiques, vos dessins de pluie!» Mais c’est dans leur cerveau que cela s’opère.»
PTÉRANODON GÉANT
Maud, Betty, Clara… Et l’aïeule alzheimérisée, et la cousine Alice… Courageuses, habitées, talentueuses, les femmes mènent la danse dans L’Homme gribouillé.
Pourquoi Serge Lehman leur a-t-il donné le beau rôle? «C’est un conte de fées noir. Or l’archétype du conte de fées, c’est le Petit Chaperon rouge, une petite fille perdue dans la forêt avec un monstre. J’ai su d’entrée que ce roman serait au féminin. Par ailleurs, le final renvoie aux 1001
Nuits, à Shéhérazade, cette femme qui survit en racontant une histoire.» Peeters a aimé raconter une histoire de femmes, parce qu’il n’y en a pas beaucoup dans la bande dessinée, et que celles-ci ne sont en aucun cas les porte-étendards d’une cause, mais des personnes humaines.
Récapitulons. Un secret de famille remontant à la nuit des temps, un avatar du Fantômas de Franju qui vole dans les plumes des vivants, un écrivain polydactyle à la main baladeuse, l’ombre du Golem, des expériences d’«archéologie expérimentale», des «traversants», un chat noir perfide, le fossile d’un ptéranodon géant, un titan de boue dormant sous les monts doubiens, et la pluie… 328 pages denses…
Une question respectueuse s’impose: L’Homme gribouillé n’est-il pas trop riche? «Si, admet sans ambages Serge Lehman. C’est sans doute mon dernier livre avec autant de matière.» Frederik Peeters biaise: «C’est riche, mais aussi elliptique et élégant. Une première lecture ne suffit pas à épuiser le livre.» Son partenaire renchérit: «Il y a le plaisir du détail, de l’ancrage historique, des micro-histoires, des sous-histoires, un côté borgésien. Un récit labyrinthique. Le vrai travail de créateur consiste à prendre une scène et à la presser jusqu’à ce qu’elle rende un jus incroyablement intense.» Convient-il de diluer ce concentré? Le dessinateur en a marre de la «dilution narrative. Les séries télé deviennent de plus en plus insupportables. On devrait filer tous les scénarios de séries télé à Samuel Fuller. Il concentrerait douze heures en une heure quinze et il se passerait la même chose.»