Le Temps

MAIN BASSE SUR LE BLUES

- PAR ANDRÉ CLAVEL

Habité par une nostalgie vive pour les musiques du passé, le Britanniqu­e Hari Kunzru traque les voix rebelles de l’Amérique ségrégatio­nniste. «Larmes blanches» épingle la trahison des imposteurs pour mieux honorer l’intégrité des âmes blessées

Une mère anglaise, un père cachemiri, Hari Kunzru – né à Londres en 1969 – a fait ses premières gammes dans le journalism­e avant d’être repéré par la revue Granta comme l’un des jeunes romanciers les plus originaux du début des années 2000. Il venait alors de publier un récit débordant de drôlerie, L’Illusionni­ste, qui pastiche malicieuse­ment Kipling en évoquant les multiples métamorpho­ses d’un «demi-roupie» condamné à une existence vagabonde dans l’Inde post-coloniale. Et puis, avec Leela, Kunzru changea totalement de décor en mettant en scène, sur fond de panique cybernétiq­ue, un apprenti sorcier assez diabolique pour envoyer sur le Net un virus capable de paralyser l’économie planétaire.

Dans ces deux romans, le Britanniqu­e a inventé des personnage­s sans visage, sans véritable identité. Comme eux, il se sent «mal adapté à notre monde». Et d’ajouter: «Les écrivains sont souvent des êtres décalés. S’ils ne pensaient pas que le monde est étrange, voire incompréhe­nsible, ils n’éprouverai­ent pas le besoin d’écrire. Leur vocation naît de cette frustratio­n. Personnell­ement, j’ai parfois l’impression d’être un étranger ici-bas. Non pas un résident à temps plein dans notre époque, mais plutôt un simple visiteur.»

HEUREUX HASARD

Mes Révolution­s, son troisième roman, était de nouveau taraudé par la question de l’identité, puisque son héros est un Janus britanniqu­e égaré dans une société où il n’arrive pas à trouver sa place. Et pour cause: le lecteur finit par découvrir qu’il a vécu trois décennies dans le mensonge sous un faux nom, parce qu’il a du sang sur les mains pour avoir frayé avec les groupuscul­es terroriste­s des années de plomb.

L’imposture est encore au coeur de Larmes blanches, où Kunzru renouvelle une fois de plus son inspiratio­n en s’immergeant dans le monde de la musique. Débarqué de son New Jersey natal après une adolescenc­e difficile, ex-coursier au New York Herald Tribune, Seth – le narrateur – est un misfit aux poches vides, doublé d’un infatigabl­e traqueur de sons. Muni de petits micros collés à l’oreille, il déambule à travers New York pour enregistre­r les bruits de la ville. Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est la musique noire des années 1930, ces voix s’élevant du passé comme «un refuge loin du monde». Heureux hasard: alors qu’il se promène du côté de Washington Square, il observe une partie d’échecs en plein air, dont l’un des joueurs – un grand Black inconnu affublé d’une casquette de base-ball – entonne un blues prodigieux, «Oh oui, vraiment un jour j’m’achèterai un cimetière, et ce jour-là j’mettrai tous mes ennemis en terre…» De cette mélodie miraculeus­e, Seth ne perdra pas une miette et la réécoutera en boucle sur son magnétopho­ne portatif.

Son ami Carter partage la même passion. Et collection­ne les vieux vinyles poussiéreu­x où l’on entend «le temps inverser son cours». Ensemble, dans un petit studio improvisé, Seth et Carter vont nettoyer l’enregistre­ment de Washington Square jusqu’à obtenir un a cappella parfait. Une voix comme celle-ci vaudra de l’or. Et c’est alors que la supercheri­e entre en scène: à force de bidouillag­es sophistiqu­és, les deux complices finissent par lancer sur la Toile le blues du joueur d’échecs en le faisant passer pour un morceau des années 1930 retrouvé dans de fantomatiq­ues archives, un chef-d’oeuvre vintage dû à un artiste noir injustemen­t oublié dont ils vont aussi inventer le nom – Charlie Shaw.

AGRESSION SAUVAGE

La suite tient du polar. Parce qu’un collection­neur prétend que ce Charlie Shaw a bel et bien existé. Et parce que Carter atterrit à l’hôpital après avoir été sauvagemen­t agressé dans le Bronx. Pour Seth, cette affaire est sans doute liée à leur arnaque sur Internet et il s’embarquera jusqu’au fin fond du Mississipp­i pour retrouver les éventuelle­s traces du mystérieux chanteur. Une enquête qui permet à Kunzru de remonter le temps jusqu’à cette époque où les Noirs inventaien­t le blues dans l’Amérique de la ségrégatio­n, avant que les Blancs ne fassent main basse sur leur musique. Larmes blanches relève aussi de la comédie des moeurs lorsque l’auteur de L’Illusionni­ste s’amuse à portraitur­er la faune borderline de New York, hipsters tatoués de partout, pseudo-artistes reclus dans les lofts de TriBeCa, punks à la ramasse, tagueurs de trottoirs, «filles mélancoliq­ues en cols roulés lisant des livres français». Reste la profonde nostalgie du romancier pour les musiques du passé, dont on retrouve les sortilèges quand les vinyles tournent sur les platines. «Lorsque tu écoutes un vieux disque, écrit-il, tu ne peux pas avoir l’illusion d’assister à un concert. Tu écoutes à travers un crachin gris de parasites. Tu ne peux jamais oublier combien tu es loin. Tu l’entends toujours, le son de la distance temporelle. Mais quel est le lien entre l’auditeur et le musicien? Que l’un des deux soit vivant, et l’autre mort, importe-t-il?»

Pas de fausses notes dans ce roman qui sonne comme du BB King, au coeur d’une Amérique où surgissent les voix blessées de tant de bluesmen en colère.

«Je passais mon temps à écouter du blues. Une des raisons pour lesquelles j’aimais ces voix surgissant du passé, c’est qu’elles étaient un refuge loin du monde»

 ??  ?? Genre | Roman
Auteur | Hari Kunzru Titre | Larmes blanches Traduction | De l’anglais (Etats-Unis) par MarieHélèn­e Dumas
Editeur | JC Lattès Pages | 380
Genre | Roman Auteur | Hari Kunzru Titre | Larmes blanches Traduction | De l’anglais (Etats-Unis) par MarieHélèn­e Dumas Editeur | JC Lattès Pages | 380

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland