MÈRE ET FILLE, À COEUR OUVERT
Témoin éclairé de ses contemporains, l’Américaine Elizabeth Crane met en scène le dialogue en forme de confessions entre une fille et sa mère. Habilement tissé, son récit – en grande partie autobiographique – fait son miel des souvenirs enfouis et de la littérature
C’est par le trou de la serrure qu’Elizabeth Crane observe les familles américaines. De ce spectacle, elle ne perd pas une miette. Il y a les grandspères qui déclarent forfait, la tête dans les étoiles. Les grands-mères qui colportent les potins. Les pères et les mères tentés par le diable pour échapper aux routines domestiques. Les enfants addicts au shopping et aux écrans. Autant de scènes cousues au petit point que l’on découvrait dans les précédents livres de l’Américaine, Une Famille heureuse
– titre trompeur! –, Banana Love ou Bonté divine.
Avec Histoire vraie de nos vies formidables, Elizabeth Crane resserre encore un peu plus sa focale. Et donne la parole à deux femmes enfermées dans le même huis clos affectif, par-delà le temps, par-delà les générations. Une fille et sa mère. Betsy et Lois. La première écrit sa propre histoire puis celle de sa génitrice, qui lui confie ses souvenirs en un face-à-face subtil, un chassé-croisé de chapitres alternés où leurs deux voix se mêlent jusqu’à se confondre. Et où l’imagination joue également son rôle, pour combler les trous de la mémoire.
Née en 1936, Lois, la mère, a grandi dans le Midwest à l’ombre d’un père journaliste et d’une soeur aînée passablement jalouse, à une époque où «les hommes faisaient tout ce qui leur chantait» et où «les femmes faisaient le reste». De Lois, on suivra l’enfance et l’adolescence, jusqu’à ce qu’elle se fasse un nom comme chanteuse d’opéra, après avoir épousé à 20 ans son prof d’histoire de la musique. Avec un gros plan magnifique sur la naissance de sa vocation, alors qu’elle s’était fait recruter dans une chorale pendant un voyage en Allemagne. «La représentation se passe bien. A l’issue de celle-ci, on t’accorde une révérence spéciale durant laquelle les cinq secondes d’applaudissements que tu reçois vont se nicher au coeur de ton être, dans ce recoin qui te donne l’absolue sensation d’être vivante. C’est l’une des choses les plus formidables de ton histoire de choses formidables.»
DONNER UN SENS À SON EXISTENCE
Apprentie romancière, Betsy ressuscite peu à peu le passé de Lois et se confesse à son tour depuis sa naissance en 1961, «aussi grosse qu’une boule de bowling». On la verra rouler sa bosse entre la Louisiane et New York, souffrir des nombreuses absences de sa mère cantatrice, s’accrocher vaille que vaille à l’idée de se convertir à la littérature, évoquer ses premiers flirts lors des soirées «binouzes» dans l’Iowa puis sacrifier sa virginité à 18 ans. En grande partie autobiographique, le récit d’Elizabeth Crane est un dialogue parfois très tendu, avec règlements de comptes et réconciliations en flashback, de la part de ces deux femmes qui veulent donner un sens à leur existence en revisitant ce qu’elles savent l’une de l’autre. Si proches malgré les conflits, si fusionnelles qu’elles aimeraient «être des soeurs», tandis que l’auteure d’Une Famille
heureuse montre à quel point nos souvenirs déterminent notre présent. Avec, en pointillé, un bel hommage à la littérature parce que, pour Elizabeth Crane, la vie ne vaut que si elle peut être écrite.