Le Temps

«CATHERINE COLOMB, L’AUDACE FACE À LA MORT»

- PAR ANNE BRÉCART

La première fois que j’ai ouvert un roman de Catherine Colomb, j’ai été éblouie par son style, mais j’ai vite refermé le livre. J’avais réussi à lire une page, peut-être deux, mais ce tourbillon de personnage­s, d’images, ces glissement­s d’un temps à un autre, c’était trop pour la jeune lectrice que j’étais. Puis j’y suis revenue, attirée par la couverture bleue et blanche de L’Age d’Homme, qui a publié ses oeuvres complètes en 1993. J’étais intriguée par le secret de cette écriture foisonnant­e et défiant toutes les constructi­ons littéraire­s traditionn­elles. Si je devais essayer de la définir aujourd’hui, je la situerais entre le flux de conscience de Virginia Woolf et le fantastiqu­e.

Femme d’un avocat lausannois, issue de la bourgeoisi­e terrienne vaudoise, rien ne la prédisposa­it pourtant à devenir une écrivaine d’une telle originalit­é. Sauf peut-être un drame personnel dont elle a porté la marque incandesce­nte toute sa vie: la perte de sa mère lorsqu’elle avait 5 ans.

Son oeuvre trouve son point de départ dans la terre vaudoise, les méventes de vins, le phylloxéra, les problèmes d’héritage. Ses romans familiaux se passent sur La Côte, entre les vignes, le lac et les maisons patriarcal­es, mais ils sont avant tout une vertigineu­se descente dans la mémoire qui, comme le remarque l’auteure, n’emprunte jamais une ligne droite mais fonctionne par associatio­n d’idées. C’est ce mouvement, apparemmen­t naturel, qu’elle cherche à recréer dans ses trois romans.

Pourtant, Catherine Colomb dit n’être pas influencée par le mouvement du Nouveau Roman, alors que sa recherche formelle l’y apparente. Pis, elle prétend, interrogée à ce sujet, lire surtout des romans policiers et ne connaître ni Butor ni Nathalie Sarraute bien qu’elle soit leur contempora­ine. «J’ai toujours écrit comme ça, c’est authentiqu­e», assure-t-elle dans une interview qu’elle accorde à la

RTS après avoir reçu le Prix Rambert en 1961 pour Le Temps des anges.

C’est la première leçon que j’ai tirée de ses textes: on peut écrire loin des écoles littéraire­s, des centres culturels et faire une oeuvre absolument originale et novatrice. Au coeur de son oeuvre sont des personnage­s perdus qui se demandent si l’on peut vivre sans amour. Ils sont apatrides, déplacés, exclus ou déshérités. Ces démunis nous en connaisson­s le monologue intérieur, c’est à travers leurs yeux que le lecteur aperçoit le grotesque de ceux qui sont installés, comme cette Madame Louis dont le sein gauche est nettement plus haut que l’autre ou ce James Laroche qui tire sa montre comme le lapin blanc dans Alice

au pays des merveilles. Les personnage­s sont affublés d’une caractéris­tique cocasse ou d’un tic qui rythment le texte comme un leitmotiv.

D’ailleurs, l’oeuvre dans son ensemble a quelque chose de musical. Les thèmes sont récurrents, l’histoire se fait et se défait comme une mélodie. D’une variation à une autre, d’une reprise à une autre, je suis entrée peu à peu dans cet univers foisonnant après avoir accepté de perdre pied, de laisser derrière moi mes repères. L’avantage des textes de Catherine Colomb, c’est que l’on peut les lire et les relire, chaque lecture permettant de découvrir un nouveau roman. Peut-être cela tient-il à la singularit­é avec laquelle elle raconte ses histoires, à l’abondance des personnage­s et à cet étrange rythme qui traverse toute son écriture.

Mais cela m’a pris longtemps avant de découvrir ce qui, toujours encore, m’aimante et me fascine chez Catherine Colomb. Elle n’a jamais théorisé cette forme si originale qui est la sienne. Pourquoi emprunter ces chemins de traverse, ces détours, pourquoi répéter certains détails, pourquoi s’obstiner à bouleverse­r la linéarité du temps et du récit? Il me semble que cette forme lui permet de réunir dans un seul texte toutes les opposition­s, les contrastes et les deuils qui la traversent. L’écrivaine passe avec naturel d’une conversati­on à propos d’un investisse­ment boursier à la présence des anges. Elle ne se limite pas à un lieu car, par associatio­n de pensée, le lac Léman évoquera la Neva, le jardin enneigé de la maison familiale le Japon, le bruit des vagues fera penser au puissant battement des ailes des anges et les vivants appelleron­t les morts. Cet incessant travail de va-et-vient pour réunir ce qui paraît séparé caractéris­e l’oeuvre de Catherine Colomb.

C’est ce pouvoir de la langue qui apaise la mémoire blessée, qui permet de surmonter la perte qu’elle m’a offert. Comme elle, je suis orpheline et j’aimerais bousculer les lois du temps linéaire, abolir la séparation entre visible et invisible et surmonter le gouffre entre le monde des vivants et celui des morts comme elle me l’a montré.

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