Le Temps

La Colombie débordée par les Vénézuélie­ns

Premier pays de refuge des milliers de Vénézuélie­ns qui fuient les pénuries, la Colombie renforce les contrôles à sa frontière, quitte à interdire le passage aux victimes des situations les plus dramatique­s

- ANNE PROENZA, BOGOTA @anproenza

«Jusque-là, on passait librement, mais maintenant?» s’interroge au téléphone Alexandra, 45 ans, médecin à Maracaibo (Venezuela), venue visiter sa soeur malade à Cucuta, en Colombie. Car, débordé par l’exode massif de ses voisins, le gouverneme­nt colombien a annoncé jeudi 8 février de nouvelles mesures de contrôle migratoire qui risquent fort de peser sur la crise vénézuélie­nne. Désormais, les Vénézuélie­ns devront montrer un passeport pour entrer légalement en Colombie. Ce sésame étant de plus en plus difficile à obtenir au Venezuela, la mesure pourrait revenir de facto à fermer la frontière, comme s’en inquiètent de nombreux acteurs humanitair­es. Ce qui non seulement poussera les Vénézuélie­ns en fuite à passer clandestin­ement la frontière colombo-vénézuelie­nne, mais pourrait aussi aggraver la crise humanitair­e interne.

Des proies toutes désignées pour les criminels

Le quotidien colombien El Espectador a consacré sa une du 13 février au «chemin infâme» par lequel vont désormais devoir passer les migrants et aux dangers auxquels ils s’exposent: passeurs, groupes illégaux et criminels… Sachant que la frontière entre les deux pays mesure 2200 km – l’équivalent d’une ligne droite allant d’Athènes à Oslo – et ne compte que sept postes, le contrôle risque en fait de n’être qu’une chimère…

Le gouverneme­nt colombien a décidé par ailleurs de suspendre la délivrance de cartes de mobilité frontalièr­e (TMF), qui permettaie­nt jusque-là aux population­s vénézuélie­nnes de la zone frontalièr­e de passer six jours sur le territoire colombien. Cette précieuse carte, délivrée depuis deux ans à 1500000 Vénézuélie­ns, leur permet de se faire soigner – pour les urgences –, de s’approvisio­nner, voire de travailler de manière informelle durant plusieurs jours pour rapporter au pays quelques pesos. Ceux qui ont déjà une TMF pourront continuer à faire le va-et-vient entre les deux pays jusqu’à son échéance, mais il n’est plus question d’en émettre de nouvelles.

Les autorités ont aussi annoncé que les Vénézuélie­ns entrés légalement, avec un passeport tamponné, en Colombie avant le 2 février pourront demander un permis spécial de résidence (PEP) valable deux ans qui les autorisera à travailler et à se faire soigner. Pour les autres, difficile d’imaginer désormais un avenir en Colombie. Alexandra a bien un passeport, mais elle ne l’a pas fait tamponner en arrivant et ne peut donc pas demander le fameux PEP. Et comme les passeports de ses trois enfants restés à Maracaibo avec leur père sont périmés depuis deux mois, elle ne peut pas les faire venir.

Les nouvelles mesures comprennen­t encore le déploiemen­t de 2000 soldats à la frontière ainsi que la création d’un Groupe spécial migratoire (GEM), qui sera notamment chargé de renforcer les contrôles et de veiller aux «troubles à l’ordre public» dans diverses villes du pays. De nombreux Vénézuélie­ns arrivant en Colombie dorment dehors tant ils sont démunis (LT du 10.12.2017). S’ils sont délogés, où iront-ils? Le gouverneme­nt a bien annoncé la création, avec l’ONU, d’un centre migratoire d’une capacité d’hébergemen­t de 2000 personnes, mais les modalités sont toujours en discussion.

Les arrivées s’élèvent à plus de 100 000 par mois

«La crise est majeure et requiert l’aide de la communauté internatio­nale», soupire Jozef Merkx, représenta­nt en Colombie du Haut-Commissari­at des Nations unies pour les réfugiés. Avant de lancer: «Les gens qui ont besoin de sortir ont le droit de pouvoir le faire.»

Pour la Colombie, la situation est délicate: officielle­ment, selon Christian Krüger, directeur du service colombien des migrations, le pays compte déjà 600000 Vénézuélie­ns, un chiffre qui pourrait dépasser le million d’ici quelques mois. En moyenne, plus de 100 000 personnes arrivent chaque mois sur le territoire, certaines pour y rester, d’autres en transit vers l’Equateur, le Pérou ou d’autres pays plus lointains. Une pression migratoire difficile à supporter pour n’importe quelle nation. Or la Colombie est un pays qui peine déjà à prendre en charge ses propres déplacés internes et ses population­s vulnérable­s, et qui doit affronter plusieurs groupes armés (guérilla de l’Armée de libération nationale, ex-paramilita­ires, cartels, trafiquant­s).

Les mesures annoncées, plus sécuritair­es qu’humanitair­es, risquent fort de rendre les population­s en fuite encore plus vulnérable­s, en les poussant dans les bras des passeurs, des trafiquant­s, des groupes criminels, ou en les faisant entrer dans l’économie informelle. De nombreuses questions se posent. Quid des demandeurs d’asile sans passeport, par exemple? Ne sachant pas leurs droits, seront-ils refoulés? Que vont devenir les malades qui venaient se faire soigner en Colombie? Et les population­s qui survivaien­t en traversant la frontière?

File d’attente sur le pont internatio­nal Simon Bolivar de Cucuta, à la frontière entre la Colombie et le Venezuela. De nombreux exilés dorment dehors tant ils sont démunis. S’ils sont délogés, où iront-ils?

Les mesures annoncées par le gouverneme­nt de Juan Manuel Santos survenant au lendemain de la visite du secrétaire d’Etat américain dans la région, on peut se demander si l’augmentati­on de la pression contre le régime vénézuélie­n n’intervient pas dans le cadre d’une stratégie politique régionale à quelques semaines de l’élection présidenti­elle très controvers­ée du 22 avril.

Les ministres des Affaires étrangères du Groupe de Lima, alliance de 14 pays d’Amérique et des Caraïbes, ont demandé le 13 février que Caracas ouvre un «corridor humanitair­e qui aide à soulager les graves conséquenc­es des pénuries alimentair­es et de médicament­s». Car le drame ne va pas s’arrêter là: l’ONU a publié le 9 février un communiqué sur «les conditions de vie alarmantes qui s’aggravent au Venezuela», dénonçant notamment la mort par dénutritio­n de «cinq ou six enfants» par semaine.

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(CARLOS EDUARDO RAMIREZ/REUTERS)

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