Le Temps

La Jamaïque rejoue «Rasta Rockett»

En Corée du Sud, trois Jamaïcaine­s (en bobsleigh) et un Jamaïcain (en skeleton) prolongent l’idylle entre l’île ensoleillé­e et les pistes glacées. Comme le film, l’histoire appelle à ne pas se laisser abattre et à croire en ses rêves les plus fous

- LIONEL PITTET, PYEONGCHAN­G @lionel_pittet

Le Main Press Centre (MPC dans le jargon olympique) est un drôle de lieu d'où il est possible de couvrir les Jeux olympiques sans mettre le nez dehors. Des centaines de places de travail pour les journalist­es. Des dizaines d'écrans pour suivre les compétitio­ns. Un dense programme de rencontres avec des athlètes dans plusieurs salles dédiées. Un «envoyé spécial à Pyeongchan­g» pourrait y passer le plus clair de son temps, mais pour la plupart, c'est juste un point de chute idéal, calme et confortabl­e, pour travailler entre deux reportages. Ce samedi-là, Le Temps avait une heure à tuer quand l'annonce s'est fait entendre: «Ladies and gentlemen, the jamaican bobsleigh team will now speak to the press.»

La curiosité nous a menés à assister à l'inattendu spectacle autobiogra­phique à quatre voix de Jazmine Fenlator-Victorian, Carrie Russell, Audra Segree (bobsleigh) et Anthony Watson (skeleton). Comme au théâtre, les journalist­es ont applaudi, plusieurs fois. Après plus d'une heure d'un moment suspendu, un reporter de la BBC a demandé le micro. «Guys, je n'ai plus de questions. Mais je voulais vous dire que j'ai assisté à des milliers de conférence­s de presse et que je n'avais jamais vécu un truc pareil. Merci.»

En poussant la porte de l'auditoire «PyeongChan­g» sans trop savoir à quoi s'attendre, on se posait la question: parce qu'ils viennent d'où ils viennent et parce qu'ils font ce qu'ils font, faudra-t-il nécessaire­ment renvoyer ces athlètes à Rasta Rockett, Cool Runnings en version originale? L'oeuf porte-bonheur de Sanka, le décompte avant la poussée en allemand pour imiter les Suisses… C'est un peu cliché. Certains s'en agaceraien­t.

Pas eux, bien au contraire. L'héritage est plus qu'assumé: il est revendiqué. «Nous avons grandi avec le film, il fait partie de ce que nous sommes», sourit Anthony Watson, grosse gouaille et crâne rasé. «Moi, j'ai toujours voulu rencontrer Sanka!» pouffe Carrie Russell, carrure de sprinteuse et tresses plaquées. «Avec mon père, nous pouvions citer toutes les répliques du film, assure Jazmine Fenlator-Victorian, regard perçant et «crazy curly hair» comme elle le dira plus tard. Cette année, c'est les trente ans de la participat­ion du bob jamaïcain aux JO de Calgary, que raconte «Cool Runnings». C'est comme si quelqu'un de ma famille fêtait ses 50 ans.»

Le football non, le bob pourquoi pas?

La véritable pionnière du renouveau de la discipline sur l'île, c'est elle. Mariée à l'athlète de Coupe du monde Surf Fenlator-Victorian, cela fait dix ans qu'elle pratique le bobsleigh. Elle a même participé aux Jeux olympiques. C'était à Sotchi, en 2014, sous la bannière étoilée des Etats-Unis, dont elle a aussi le passeport. En 2015, elle décide de changer de nationalit­é sportive pour aider la Jamaïque à renouer avec les sports d'hiver.

Cela paraît incongru pour une île des Caraïbes où personne ne skie, ne patine, ni ne luge. Mais elle possède une filière de sportifs qu'il est possible de convertir sur le tard. Léo Campbell, responsabl­e sportif au sein de la Jamaica Bobsleigh & Skeleton Federation: «Nous avons un atout majeur: une «sprint factory» qui produit beaucoup d'athlètes de classe mondiale.»

Trop, en fait, pour le plus haut niveau. Sprinter jamaïcain, c'est comme joueur de tennis de table chinois, beach-volleyeur brésilien ou curleur canadien. Des talents immenses se brisent les dents sur la concurrenc­e nationale avant d'avoir la chance de s'exporter.

Mais contrairem­ent au joueur de tennis de table chinois, au beach-volleyeur brésilien et au curleur canadien, le sprinter jamaïcain a des atouts à recycler. Pas dans le football, comme en rêve Usain Bolt, mais pourquoi pas en bobsleigh.

Bien sûr, il y a ce détail, ce petit rien: l'absence de neige en Jamaïque. Jazmine Fenlator-Victorian éclate de rire. «Le biais est de penser qu'on a toujours besoin de glace pour faire du bob. C'est faux pour la majeure partie du travail physique et mental. D'avril à septembre, personne n'est sur la neige! Et nous pouvons profiter chez nous des compétence­s développée­s par les clubs de sprint pour nous préparer.»

Anthony Watson enchaîne: «Je ne fais du skeleton que depuis 2013 mais on m'a très vite dit une chose: «Anthony, tu peux aller voir les meilleurs entraîneur­s du monde, ils te répéteront tous la même chose: l'important, c'est la poussée, la partie athlétique de la performanc­e.» Et vous savez quoi? C'est exactement ce qu'on sait faire, en Jamaïque.»

Mais tous les sprinters ne peuvent pas se mettre au bob pour autant. «Passer des 32 degrés auxquels ils sont habitués aux –19 °C de Pyeongchan­g… Man! Ça demande une sacrée force de caractère, appuie Leo Campbell. Nous recherchon­s des gens qui ont la tête dure.»

Pour en trouver, Jazmine Fenlator-Victorian fait le gros du travail. «Les athlètes sont les meilleurs pour parler aux athlètes. Quand j'approche une fille pour lui parler de bobsleigh, elle me regarde l'air de penser: «Are you serious?» Puis elle me «google» et comprend que je ne me moque pas d'elle.» Et l'aventure en tente certaines.

Doux mépris

Carrie Russell s'est laissé convaincre. Elle n'est pourtant pas la première venue en athlétisme. Membre du relais 4x100 mètres champion du monde en 2013 à Moscou, elle a commencé le bob en 2016 pour améliorer son explosivit­é sur le tartan et ne cache pas qu'avant de prendre goût aux sports d'hiver, les débuts ont été difficiles. «La première fois que je me suis retrouvée sur la neige, j'ai dû rester dehors trente secondes. Maximum. Puis je suis rentrée me réchauffer», raconte-t-elle.

Audra Segree s'est aussi accrochée pour en arriver là. «La première fois que je suis montée dans un bob, j'ai passé toute la descente à me répéter: C'est pas vrai? Je ne suis pas vraiment dans un bobsleigh? Quelqu'un peut-il me dire que je rêve, please?»

Le récit a le petit côté délicieuse­ment folkloriqu­e que le grand public adore, mais que le sérail dénigre – s'il ne le méprise pas. Comme dans le film. Les Jamaïcaine­s ont obtenu leur qualificat­ion pour les JO de Pyeongchan­g le 9 décembre dernier à Winterberg, en Allemagne, lors d'une épreuve de Coupe du monde. «Les gens nous demandaien­t ce qu'on faisait là. Pourquoi venir alors que vous n'avez rien à espérer? On les voyait bien sourire, se moquer gentiment. Et moi, il n'y a rien que j'aime plus que de faire taire ceux qui me sous-estiment. Quand nous sommes arrivés en bas de la piste, plus personne ne parlait», raconte Carrie Russell. «Jaz» et elle ont terminé septièmes.

«Il faut comprendre quelque chose d'important avec les Jamaïcains, enchaîne Audra Segree, la remplaçant­e. Chez nous, il y a beaucoup de problèmes. De négativité. Et nous l'utilisons pour construire quelque chose de positif. Tout repose là-dessus, sur le fait de prouver qu'on peut s'en sortir. Qu'on peut se relever.»

Anthony Watson a dû le faire deux fois. Des blessures ont hypothéqué sa carrière en athlétisme. Il a cherché un autre sport. S'est intéressé au bobsleigh. Mais s'il savait pousser, le jeune homme de 1,80 m et 82 kilos n'était pas assez lourd pour le haut niveau. Nouvelle désillusio­n. Il a décidé d'y faire face en fonçant tête baissée, littéralem­ent, en se lançant dans le skeleton à 23 ans. Cinq ans plus tard, il est le premier athlète à représente­r son pays dans cette discipline aux Jeux olympiques. «Je suis ici pour faire de très bons résultats», nous lance-t-il.

Les quatre Jamaïcains alternent les messages forts, les blagues, les private jokes. Ils se tapent dans la main après une réponse jugée pertinente. Ils se frottent le dos lorsque l'émotion monte.

«Role-model»

«Jazmine, pouvez-vous nous expliquer précisémen­t ce qui a motivé votre décision de changer de nationalit­é sportive en 2015?» demande un journalist­e. La pilote se racle la gorge, hésite. Ses yeux brillent. Elle se penche sur son micro et se lance dans un long monologue.

«Après Sotchi, quelque chose me manquait. Dans mon coeur. Les gens ne parlent pas de ce qui arrive après les Jeux olympiques pour les athlètes: une grande dépression. Tout le monde sourit sur les réseaux sociaux mais ce n'est qu'une façade. Les athlètes s'entraînent une vie entière pour ce moment charnière et après deux semaines, cela s'envole, peu importe le résultat que tu as fait.»

«Pour moi, la question était de savoir ce que je voulais faire dans ma vie, dans mon sport. OK, j'ai atteint les Jeux olympiques, et maintenant?»

La jeune femme étouffe un sanglot.

«J'ai grandi dans une famille métissée. Ma mère est allemande-polonaise-lettone, mon père un Jamaïcain immigré aux Etats-Unis. Quand tu es le résultat d'un tel mix, tu es forcément déchirée, appelée à choisir un côté. Mais mes parents m'ont toujours dit que je n'avais pas à choisir, que je serais toujours allemande, polonaise, lettone, jamaïcaine et américaine. Pour embrasser ma diversité et la partager avec le monde, je devais revenir en Jamaïque.»

«C'est important pour moi que les petites filles et les petits garçons voient quelqu'un qui leur ressemble, qui parle comme eux, qui a la même culture qu'eux, qui a des cheveux bouclés en bataille et les porte au naturel, qui a la peau noire et qui participe au monde là où on ne l'attend pas. Quand tu grandis et que tu n'as pas cet exemple, tu te dis que tu ne peux pas y arriver non plus. Et ce n'est pas juste.»

Elle fond en larmes. Ses amis la réconforte­nt devant un public médusé.

«Je veux que tous mes Jamaïcains voient qu'ils peuvent le faire. Qu'il n'y a pas qu'un ou deux chemins possibles pour se sortir de la pauvreté, et se faire un nom par eux-mêmes. Il n'y a rien de plus fou qu'un Jamaïcain qui fait du ski? Aujourd'hui, ils vont voir des Jamaïcains aux Jeux olympiques d'hiver.»

«L’important, c’est la poussée, la partie athlétique de la performanc­e. Et vous savez quoi? C’est exactement ce qu’on sait faire en Jamaïque»

ANTHONY WATSON, ENGAGÉ EN SKELETON

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(KER ROBERTSON/GETTY IMAGES) L’équipe de glisse de Jamaïque lors de sa conférence de presse à Pyeongchan­g: de gauche à droite, Audra Segree, Carrie Russell, Anthony Watson et Jazmine Fenlator-Victorian.

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