Le Temps

Charlotte Gainsbourg et ses fantômes, ou l’exorcisme d’une artiste totale

La chanteuse et actrice démarre sa nouvelle tournée à Genève, fraîchemen­t auréolée d’une Victoire de la musique de l’artiste féminine de l’année

- STÉPHANE GOBBO @StephGobbo

C’était il y a une semaine, à Boulogne-Billancour­t. Charlotte Gainsbourg recevait la Victoire de la musique de l’artiste féminine de l’année. «Pour cet album, j’ai eu ma soeur en tête. Je pense à elle ce soir, ma soeur Kate. J’ai mon père en tête, bien sûr. Mais aujourd’hui, je réalise que c’est un album qui porte la vie aussi, et moi je suis vivante, et je veux célébrer les gens autour de moi. Ma mère, qui compte énormément, ma soeur Lou, mon frère Lulu. Et puis plus personnell­ement ceux qui m’ont suivie pendant ces quatre années de gestation, Yvan et mes enfants.»

En moins de deux minutes, la fille de Serge et Jane remerciait sa garde rapprochée puis sa famille, pensait aux morts et aux vivants. Aux morts d’abord, parce que ce sont eux qui hantent son dernier album, Rest, sorti en novembre. Elle y évoque son père, cet homme à la tête de chou qui le premier a fait du français une langue aussi musicale que l’anglais, mais aussi sa (demi-)soeur aînée, Kate, tragiqueme­nt décédée en décembre 2013. Une chanson, «Kate», lui est directemen­t dédiée: «Dressée à l’alcool, sans qu’il te console, perdue à jamais […]. Si seule à t’attendre […], crois-tu qu’on se ressemble, on devait vieillir ensemble, dans notre monde imparfait.» Bouleversa­nt. Tout comme le sont les paroles de «Rest»: «Prends-moi la main s’il te plaît, ne me laisse pas m’envoler, reste avec moi s’il te plaît, ne me laisse pas t’oublier.»

Ne pas faire semblant

On pourrait encore citer des extraits de «Lying With You», où elle évoque le souvenir du cadavre de son père, ou des «Oxalis», promenade impression­niste dans le cimetière Montparnas­se. Bouleversa­nt, donc, mais jamais sombre ni assommant. Lorsqu’on la questionne sur cette dualité, ces paroles intimes plaquées sur des arrangemen­ts lumineux, Charlotte Gainsbourg évoque une décision consciente: «Je n’aurais pas voulu écrire des textes douloureux sur une musique plombante. «Les Oxalis» est le titre qui reflète le mieux cette alchimie entre un côté très impudique avec mes mots, et une grande pudeur avec la musique.»

Ces paroles impudiques, la Française va les offrir samedi en primeur au public genevois. Elle démarre dans le cadre du festival Antigel une tournée qui l’emmènera jusqu’au Japon et aux EtatsUnis après une seconde date suisse, le 26 mars à Zurich. Suite au décès de Kate, elle s’est réfugiée avec son mari Yvan Attal et leurs trois enfants à New York. «J’avais besoin d’être isolée, de recommence­r une vie ailleurs», dit-elle. Lorsqu’on la joint chez elle, trois semaines avant son triomphe aux Victoires de la musique, elle ne sait encore pas trop comment elle va gérer ces concerts. «Je ne suis pas encore prête, donc je ne me rends pas compte de la difficulté. Mais je ne pense que cela soit difficile de faire vivre sur scène ces nouvelles chansons. Au contraire. J’ai l’impression que c’est un album sur lequel je ne fais pas trop semblant, où je ne tente pas de jouer à quelqu’un d’autre. En concert, l’envie sera la même.»

Etre elle-même, ne pas se cacher si soudaineme­nt elle se sent mal à l’aise ou déstabilis­ée. N’avoir que cela à offrir. Charlotte Gainsbourg revendique une volonté de proximité avec laquelle elle espère pouvoir jouer. «Avant, je n’étais pas sûre de savoir qui les gens venaient voir; or cette fois, j’ai l’impression que s’ils viennent, c’est qu’ils en ont vraiment envie. Je ne suis pas Beyoncé, et je ne vais pas tenter de l’être…»

Deux vies

La chanteuse est aussi actrice. Elle a deux vies et adore passer de l’une à l’autre, d’autant plus que «les gens de la musique et du cinéma sont très différents et ne se mélangent pas beaucoup». Avant que son père ne lui offre en 1986 «Lemon Incest» puis l’album Charlotte for Ever (1986), elle n’avait jamais imaginé devenir chanteuse; elle travailler­a ensuite au côté de Air (5:55, 2006) puis de Beck (IRM, 2009). Avant de jouer en 1985 dans L’Effrontée, dont elle garde un souvenir magique, elle ne s’était jamais rêvée en haut d’une affiche de film; elle tournera ensuite sous la direction de Patrice Chéreau, Agnès Varda, James Ivory, Todd Haynes, Michel Gondry, Wim Wenders, Arnaud Desplechin ou encore Lars von Trier, dont elle est restée proche. Elle a d’ailleurs demandé au Danois de mettre en scène le clip de Rest. Il a décliné, faute de temps, mais lui a suggéré de le réaliser elle-même. Elle a tellement aimé ça que cinq autres vidéos ont suivi. «Ça a été un plaisir énorme de pouvoir penser chaque chanson en termes d’images, d’être inspirée par des choses qui sont très personnell­es. C’était une autre manière de m’exprimer.»

Sur la scène du Montreux Jazz 2010, Charlotte Gainsbourg nous avait paru à la fois fragile et sûre d’elle. Lui parler confirme cette impression, et samedi à la Salle du Lignon de Vernier, il ne devrait pas en être autrement. Et forcément, le fantôme de Serge planera – «il est encore très présent», dit-elle. Une présence d’autant plus forte que Rest est le premier album qu’elle a entièremen­t écrit ellemême, passant du français pour les couplets à l’anglais pour les refrains. Persuadée de ne pas être à la hauteur, elle s’était auparavant réfugiée derrière l’anglais. C’est Beck puis SebastiAn, producteur de Rest, qui finalement lui donneront confiance dans sa capacité à écrire en français. Qu’ils en soient remerciés. «Entre nous s’immisce l’éclat de l’empyrée où pousse l’oxalis, nos coeurs restent scellés», chante-t-elle sur «Les Oxalis». Oui, elle est à la hauteur.

«J’ai l’impression que si les gens viennent me voir, c’est qu’ils en ont vraiment envie. Je ne suis pas Beyoncé, et je ne vais pas tenter de l’être»

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