Le Temps

Mémoire en péril

Le directeur des Archives cantonales vaudoises tire la sonnette d’alarme au sujet de la conservati­on des fonds du photojourn­alisme romand

- CAROLINE STEVAN @CarolineSt­evan Hier au Quotidien – Photograph­ies de Hélène Tobler, jusqu’au 31 décembre 2018, Archives cantonales vaudoises. www.patrimoine.vd.ch/archives-cantonales

Emile Gardaz photograph­ié en 1997 par Hélène Tobler. Un échantillo­n du travail de la photojourn­aliste est exposé aux Archives cantonales vaudoises. Un accrochage qui vise à sensibilis­er l’opinion au patrimoine extraordin­aire que constitue la photo de presse suisse.

Deux cents images. Des portraits, des événements populaires ou politiques, des paysages. Deux cents images sur 100000 documents. Les Archives cantonales vaudoises exposent un échantillo­n du travail de la photojourn­aliste Hélène Tobler. Davantage qu’une présentati­on du fonds qui leur a été remis en 2017, la manifestat­ion est l’occasion d’une réflexion sur le patrimoine du photojourn­alisme suisse. Gilbert Coutaz, directeur des lieux, souhaite déclencher une prise de conscience quant à la nécessité de conserver ces centaines de milliers de tirages, mémoire d’une époque.

Pourquoi avez-vous décidé de consacrer votre exposition annuelle aux photograph­ies d’Hélène Tobler? Nous avons entamé une réflexion sur la conservati­on des archives de presse. En 2007, lorsque Edipresse a souhaité se délester de ses tirages argentique­s après en avoir numérisé une petite part, je me suis retrouvé devant 800 mètres linéaires à évaluer! J’ai réalisé à ce moment-là qu’aucune institutio­n n’était dédiée à ce genre de photograph­ie. J’ai ensuite rencontré Hélène Tobler, qui se posait la question du devenir de ses tirages. Il y a eu convergenc­e entre ses intérêts et notre réflexion. 2018 coïncide en outre avec les 20 ans de la fin du Nouveau Quotidien, pour lequel Hélène Tobler a beaucoup travaillé. Or ce journal offrait un statut particulie­r à la photograph­ie, comme Le Temps d’ailleurs. La photograph­ie n’y était pas seulement au service de l’article, elle était un élément en soi.

Cette exposition est donc l’occasion d’aborder la question de la conservati­on de toutes ces archives? Oui, nous souhaitons qu’elle porte notre démarche visant à donner un statut à la photograph­ie de presse. C’est une ressource patrimonia­le importante mais elle souffre de préjugés négatifs; même les musées de référence ne l’abordent pas comme un bien patrimonia­l. Ils n’y voient aucune démarche esthétique. Il est urgent de démentir cette approche, car des millions de tirages sont concernés; 7,5 millions d’images appartenan­t à Ringier ont été déposées aux Archives cantonales d’Aarau en 2006, le Bund vient de céder les siennes aux Archives de l’Etat de Berne.

Vous-même avez été sollicité par Edipresse, alors propriétai­re de «24 heures», «Le Matin», la «Tribune de Genève»… Edipresse a décidé un jour que son fonds photograph­ique ne l’intéressai­t plus. Mais être prêt à jeter les tirages parce qu’on les a numérisés revient à jeter des livres parce qu’on possède les textes! Devant le silence de l’institutio­n qui aurait dû en principe reprendre ces archives, à savoir le Musée de l’Elysée, nous avons été sollicités. Nous avons pris 740000 tirages concernant le canton de Vaud, correspond­ant à 150 mètres linéaires d’archives, soit 18,7% de la totalité de ce qui se trouvait sur les rayonnages. Le reste a été réparti dans divers cantons, à la Cinémathèq­ue, etc.

Tout cela a-t-il été numérisé? Pas encore! Nous avons établi un inventaire, consultabl­e sur Internet et donnant accès à ces tirages en noir et blanc, datés de 1946 à 1998; 85% de ces images sont inédites, car les photograph­es déposaient 12, 24 ou 36 photograph­ies, selon les pellicules, mais les journaux n’en publiaient qu’une ou deux. Outre ces inédits, on constate que des photograph­es de renom ont fait leurs premiers pas dans la presse, comme Marcel Imsand par exemple. Il y a beaucoup à explorer. La photograph­ie de presse ne vit pas hors contexte. L’image est souvent commandée par un journalist­e, recadrée, assortie d’un titre qui peut être une réinterpré­tation. Le photograph­e en est finalement dépossédé. Pour cette raison, nous cherchons toujours l’édition du journal qui diffuse le tirage, c’est riche en enseigneme­nts. La photograph­ie de presse doit être comprise dans le journal qui la porte. Le travail de développem­ent, le tirage font également partie de la lecture d’une image.

Quid de la production numérique actuelle? Cette réflexion dépasse le domaine de la presse ou de la photograph­ie, c’est un enjeu de société. Il existe des politiques d’archivage, comme à la Cinémathèq­ue, mais cela reste aléatoire et incertain vu la rapidité des mutations technologi­ques. La photograph­ie argentique est par ailleurs un témoin plus sûr, elle ne peut être manipulée. Pensez-vous qu’une institutio­n romande ou nationale devrait être en charge de la conservati­on de ces archives de presse? En octobre 2012, nous, les archiviste­s cantonaux, avons fait une déclaratio­n commune. Nous saisissons les opportunit­és dans chaque canton de nous offrir comme dépositair­es. Nous avons fondé en 2014 Réseau Archives Photograph­iques de presse qui a publié sur le sujet. Memoriav a inscrit le sujet dans la liste de ses préoccupat­ions. Le problème est le peu d’engagement des institutio­ns spécialisé­es, l’insuffisan­ce du soutien politique et les masses de documents à considérer. La question apparaît au moment où les médias sont menacés. Des métiers et des techniques disparaiss­ent, mais il faut bien continuer à témoigner de ces manières de faire.

«Même les musées de référence n’y voient aucune démarche esthétique.

Il est urgent de démentir cette approche»

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(HÉLÈNE TOBLER) Le chanteur vaudois Pascal Auberson photograph­ié par Hélène Tobler.
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GILBERT COUTAZ DIRECTEUR DES ARCHIVES CANTONALES VAUDOISES

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