Le Temps

En Syrie, une guerre (presque) mondiale

En quelques jours, la guerre syrienne a montré de sérieux risques d’escalade. Voisins régionaux et grandes puissances sont à couteaux tirés. Etat des lieux d’un conflit qui pourrait déborder des frontières régionales

- LUIS LEMA @luislema

On disait la guerre de Syrie en voie d’extinction. Soutenu par la Russie et l’Iran, le pouvoir syrien semblait à même de reprendre progressiv­ement le dessus et d’imposer sa loi sur l’ensemble du territoire. Mais, sept ans après son déclenchem­ent, le conflit vient de prendre soudaineme­nt un tour nouveau. En l’espace d’une seule semaine, au moins trois menaces de guerres différente­s, qui concernent aussi bien des puissances régionales que la Russie et les EtatsUnis, se sont brutalemen­t manifestée­s, faisant craindre un débordemen­t généralisé.

Si les mots ont de l’importance, ils étaient alarmants au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, réuni ce mercredi: nous sommes devant un «risque de confrontat­ion régionale et internatio­nale», disait le représenta­nt français. C’est l’un des moments les plus «violents, préoccupan­ts et dangereux» depuis le début de la guerre, enchaînait l’émissaire de l’ONU Staffan de Mistura. Même limitée géographiq­uement à l’espace syrien, la guerre est pratiqueme­nt devenue une affaire mondiale. La preuve en trois tableaux.

LES TENSIONS ENTRE ISRAËL ET L’IRAN

Un drone iranien abattu samedi au-dessus d’Israël. Des avions de combat israéliens qui, en représaill­es, détruisent à Tiyas, au coeur de la Syrie, le centre de commandeme­nt tenu par les Gardiens iraniens de la révolution d’où serait parti l’engin. Puis, à son tour, la défense syrienne réagit et abat l’un des F-16 israéliens, le premier appareil israélien à tomber au combat depuis… 1982. Sans que cela ne soit crié sur les toits, les représaill­es israélienn­es n’ont plus cessé ces jours. La mécanique est en marche. Jusqu’ici, Israël avait fait mine de se tenir à l’écart du conflit syrien, semblant compter aussi bien sur les Etats-Unis que sur la Russie pour qu’ils maîtrisent ce que l’Etat hébreu perçoit comme la principale menace se profilant à sa porte: la mainmise, en Syrie, de l’Iran et du Hezbollah, son allié libanais. Dans cette perspectiv­e, Israël semble désormais déterminé à se défendre seul.

Apparemmen­t soucieux de récolter la moisson de sa participat­ion à la guerre syrienne, l’Iran multiplie en effet la constructi­on d’installati­ons qui, à l’instar du centre militaire de Tiyas, sont destinées à durer. Une aile syrienne du Hezbollah regroupe déjà des milliers de combattant­s qui, à l’instar de ce qui se passe depuis longtemps au Liban, fonctionne­nt en dehors de tout pouvoir national. Israël, de son côté, aurait commencé à équiper certains groupes rebelles dans le sud de la Syrie, restés orphelins après le retrait décidé dans la région par l’administra­tion américaine. «Nous devons nous préparer, disait ces jours Amit Fisher, le commandant des forces israélienn­es dans la région. Le grand test sera celui de la guerre.»

LA CONFRONTAT­ION RUSSOAMÉRI­CAINE

Kirill Ananyev, Alexei Ladygin, Stanislav Matveev… Leurs noms sont en train d’apparaître l’un après l’autre grâce notamment au travail d’enquêteurs russes indépendan­ts. Combien à avoir été tués la semaine dernière par l’aviation américaine? Après avoir nié en bloc, Moscou reconnaiss­ait pour la première fois jeudi que «5 Russes pouvaient avoir été tués» lors de cette première confrontat­ion directe à avoir eu lieu en Syrie entre les deux grandes puissances. Ces hommes faisaient partie d’une vaste colonne armée qui a tenté de s’en prendre, aux abords de l’Euphrate, aux miliciens kurdes alliés aux EtatsUnis. En ligne de mire: les champs gaziers et pétroliers qui entourent la ville de Deir Ez-Zor.

Les autorités russes ont depuis lors tenté de minimiser l’événement. Mais elles n’ont pas réussi à rendre invisible le retour de ces corps. Pour une partie d’entre eux, il s’agirait de cosaques, provenant de la région du Don, qui avaient déjà fait récemment leur baptême du feu en Ukraine. Aujourd’hui, ces troupes combattent en Syrie en tant que mercenaire­s, recrutées par une entreprise nommée Wagner, dont les liens avec le Ministère russe de la défense sont bien établis. Comme en Ukraine hier, Moscou nie toutefois tout lien organique avec ces milices déployées sur le terrain. Mais ces démentis n’enlèvent rien à la perception générale et au sentiment que, d’une certaine manière, la Russie est déjà en guerre contre les Etats-Unis. Dans un texte publié par les cosaques de la Baltique en hommage à l’un des morts, il était question de «défendre héroïqueme­nt notre patrie contre les invasions des barbares affolés». L’homme, ajoutait le communiqué, est mort «pour la patrie, les cosaques et la foi orthodoxe». Une exaltation patriotiqu­e à laquelle il sera difficile pour le Kremlin de ne pas répondre.

TURQUIE ET ÉTATS-UNIS, L’ALLIANCE ROMPUE

Le troisième risque d’escalade est a priori le plus inattendu. «Soit nous améliorons nos relations avec les Etats-Unis, soit elles vont s’effondrer complèteme­nt», résumait récemment le chef de la diplomatie turque Mevlüt Cavusoglu. Au-delà des mots, ces relations ont rarement paru plus menacées. Depuis qu’elle a lancé son opération militaire «Rameau d’olivier» dans le nord de la Syrie le 20 janvier, la Turquie n’en fait pas mystère: elle entend s’emparer non seulement de la ville d’Afrine (qu’elle a commencé à bombarder) mais aussi de Manbij, une centaine de kilomètres plus à l’est. Or cette offensive turque, qui vise avant tout à interdire la progressio­n sur le terrain des miliciens kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), risque à tout moment de trouver sur sa route les conseiller­s américains, réunis en nombre à Manbij, qui soutiennen­t ces mêmes forces kurdes. «Le rapprochem­ent entre la Turquie et la Russie s’est développé en parallèle de cette implosion totale des relations avec les Etats-Unis», analyse Aaron Stein, chercheur à l’Atlantic Council. «Or cela fait craindre que Moscou et Ankara puissent s’accorder (aux côtés de Téhéran et de Damas) pour accroître la pression contre les Etats-Unis.» Même une alliance vieille de plus de soixante ans au sein de l’OTAN ne semble pas en mesure de résister aux tirailleme­nts que suscite aujourd’hui cette nouvelle étape de la guerre syrienne.

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(AFP/AMER ALMOHIBANY) A Arbine, l’enclave rebelle de la Ghouta orientale, après les bombardeme­nts du régime syrien.

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