Le Temps

Muriel Baumann, comment faire le deuil d’un enfant solaire

Son fils est décédé accidentel­lement en 2015. Il avait 16 ans. L’enseignant­e genevoise publie un récit lumineux en hommage à un enfant solaire

- MURIEL BAUMANN CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

Elle a posé le livre sur la table, chez eux, à la Tambourine, un quartier de Carouge réputé convivial, «où la Fête des voisins c'est un peu toute l'année», dit un résident. L'ouvrage titré Une bouteille à l’immensité étoilée vient d'arriver. Muriel Baumann le regarde de loin. Neuf mois d'écriture, au stylo. Son mari a tout retapé à l'ordinateur. OEuvre familiale. La poésie de la maman, la dextérité du papa. Un très beau livre, parfois durassien dans le souffle, la lenteur, l'agencement des mots. «C'est un bout de chemin avec une mère en deuil», résume Muriel.

«Charismati­que, lunaire»

Le mardi 28 avril 2015, rue de Lausanne, vers 17h, Thomas, «dans ses pensées et sa musique», met un pied sur une voie de tram, veut rejoindre l'abribus, ne voit pas, n'entend pas le tram qui vient de la gauche. Il a fallu une grue pour soulever le véhicule. Les toubibs de Médecins sans frontières dont les bureaux sont tout proches n'ont rien pu faire. Mort étouffé. Longtemps après, Muriel a été autorisée à visionner les images de la vidéosurve­illance avant le choc, a ainsi capté la seconde ultime de la vie de Thomas. «Faire un arrêt sur image, c'est aussi prendre en compte ce qui rend la vie de tous les instants si savoureuse», dit-elle. Muriel Baumann est allée puiser tout au fond de son âme les preuves de l'existence de son fils pour les exposer à la lumière et au monde. Un gosse pas comme les autres, «atypique, charismati­que, lunaire». Le jour des funéraille­s, 1500 personnes ont afflué. Les trams ont déversé pendant une demi-heure des flots de jeunes. Carouge a ouvert gracieusem­ent sa Salle des fêtes.

Thomas était né avec un coeur gros comme ça, une Mère Teresa, disaient les copains et les copines. Au McDo avec sa bande, il fait les poches des potes et verse 20 francs dans celle d'un SDF. Puis crie aux adultes attablés: «C'est quand même incroyable que ce soient les plus pauvres qui donnent aux plus pauvres!» Le soir de la cérémonie d'adieu, dans la chambre funéraire, des voisins seulement connus de vue ont raconté à Muriel qu'il courait pour tenir la porte aux plus anciens. Des tout-petits ont voulu voir sa chambre et son univers «parce que, quand il était là, on pouvait tous jouer, il faisait la police du foot».

Proche des SDF

«Il menait à sa manière des combats contre l'injustice, l'homophobie, le racisme ou la grossophob­ie. Il avait une générosité sans gêne, ni tabous. Il nous renvoyait à nos incohérenc­es d'adultes avec la candeur et les pourquoi de l'adolescenc­e», explique Muriel. Thomas travaillai­t bénévoleme­nt au CARÉ (Caritas accueil rencontres échanges), de loin le plus jeune des volontaire­s qui passaient un peu de temps avec les SDF. Il les croisait en ville, saluait les habitués de la place Neuve ou du Rondeau de Carouge. Ils n'étaient plus un décor de la ville mais des connaissan­ces. Un gamin intransige­ant qui a largué une petite amoureuse avec un bras d'honneur dans la rue parce que celle-ci avait été outrée à la vue d'un autre couple d'amoureux composé de deux hommes.

Nous ne parlerons pas de l'accablemen­t, de la douleur, «de l'expérience apocalypti­que» d'une mère, d'un père, de deux frères. L'ouvrage balise en de courtes phrases les contours de l'absence et du manque. Par-delà cette frontière s'est répandu l'insoutenab­le, jour et nuit. Petites choses, petits objets, petits décors, petits fantômes portant l'ADN de Thomas. «On ne traverse pas le deuil d'un enfant, on est dedans pour toujours», lâche Muriel. Elle dit qu'écrire était une nécessité pour faire vivre Thomas au travers du verbe et que survivre à la mort d'un enfant c'est opérer une renaissanc­e. A du mal à expliciter cela. Mais résume ainsi: «Prenez soin des gens que vous aimez, mettez des priorités et dégustez-vous, profitez des vivants et du vivant.»

L’empathie des élèves

Muriel Baumann est licenciée en lettres de l'Université de Genève, elle enseigne l'histoire au Cycle. En mai 2015, elle a repris le travail. 800 élèves qui ont pratiqueme­nt l'âge de son fils. Dans les couloirs, elle s'aventure à contre-courant «comme un valeureux saumon». Ils savent tous. Impression que sur son front est écrit: la maman de Thomas. Les élèves auront des gestes simples, des phrases directes comme «c'que vous êtes courageuse». Ils sont magnifique­s d'empathie, écrit Muriel. Elle désire maintenant disparaîtr­e derrière le récit. Il y a eu le jeudi 8 février une lecture à Carouge. Beaucoup de monde. Thomas vole désormais de ses propres feuilles. Muriel n'appartient plus au même monde: «Il se donne à voir différemme­nt, ni les mêmes couleurs, ni les mêmes odeurs.»

Thomas écrivait des poèmes. Une femme en a tatoué un sur sa peau parce qu'elle avait lu ses mots qui la touchaient et parce que Thomas lui portait ses sacs à commission­s. Muriel se souvient de ceci: trois demoiselle­s penchées sur sa dépouille parlent de lui, de son côté cool et de ses frasques. L'une raconte: «Quand c'est arrivé, j'étais au bout de la ville et tous les trams étaient bloqués, j'ai pesté car j'ai dû rentrer à pied. Vous vous rendez compte, pendant une heure il a bloqué tout le réseau. Y'a que lui qui pouvait faire une chose pareille, il est mort comme il a vécu, en grand.»

«On ne traverse pas le deuil d’un enfant, on est dedans pour toujours. Prenez soin des gens que vous aimez, profitez des vivants et du vivant»

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