Le Temps

Benghazi, la fureur de vivre

Berceau du Printemps libyen en 2011 et théâtre de combats meurtriers, la deuxième ville du pays retrouve un semblant d’ordre, ce qui incite de jeunes adultes à lancer leur première activité en se serrant les coudes

- ÉRIC DE LAVARÈNE, BENGHAZI (LIBYE)

Il y a sept ans, Benghazi accouchait du Printemps libyen à la suite des révoltes tunisienne­s et égyptienne­s. Puis la ville, comme le reste du pays, s’est rapidement enlisée dans une guerre civile qui a détruit plus de 40% des bâtiments et des infrastruc­tures. Aujourd’hui, une paix fragile s’est instaurée, porteuse d’un semblant d’espoir. Incarné par une jeunesse qui tente de se reconstrui­re un avenir en créant de petites entreprise­s, des boutiques, des animations culturelle­s. Et en misant sur une économie collaborat­ive. Reportage.

On l'appelle le «Café des déplacés». «Parce que ma clientèle m'a suivi jusqu'ici», sourit Ahmed, concentré sur une tasse dans laquelle il verse un savant mélange de café, de crème de lait, de poudre de cacao et de sucre. L'échoppe ne désemplit pas. Certains arrêtent leur véhicule juste devant la porte et repartent avec un gobelet fumant. Ahmed, tout le monde le connaît depuis des années. Avec son histoire, il porte un fragment de Benghazi, la guerre et la douleur, puis l'actuelle reconstruc­tion, comme une résurrecti­on.

«Ma famille tenait le plus grand café de la ville, non loin du front de mer, dans le centre-ville. Tout le monde passait par là. Certains pouvaient rester attablés toute la journée, en terrasse. Puis les extrémiste­s sont arrivés quelques mois après la révolution et ils se sont emparés de rues entières. Notre café a été fermé, avant d'être détruit. Le quartier s'est vidé de ses habitants, nous avons fui et la nuit est tombée sur Benghazi», se souvient le jeune homme de 30 ans, penché sur son percolateu­r, avant de reprendre: «Je ne suis jamais retourné là-bas. Pourtant, le quartier vient d'être libéré. Les combats sont terminés. C'est le dernier quartier à avoir été repris aux terroriste­s, dont la plupart se réclamaien­t du groupe Etat islamique. Mais ils ont dissimulé des mines partout, c'est encore trop dangereux.»

Pays «coupé en deux»

Les combats auront duré plus de trois ans, entre des groupes proches de Daech et des milices qui ont combattu sous la bannière de l'armée nationale libyenne. Si le Printemps libyen a commencé à Benghazi, en février 2011, à la suite des révoltes tunisienne et égyptienne, la ville, comme le reste du pays, s'est rapidement enlisée dans une guerre civile aux conséquenc­es imprévisib­les. «Résultat, la Libye est coupée en deux, avec deux gouverneme­nts qui ne s'entendent pas et des factions armées partout», s'emporte Ali, installé en terrasse devant un café.

A Benghazi, si un semblant d'ordre est revenu, permettant à des gens comme Ahmed de relancer un fragile commerce, notamment grâce aux contributi­ons de ses clients, plus de 40% des infrastruc­tures et des bâtiments ont été touchés par les combats et certains quartiers comme le vieux centre-ville sont littéralem­ent ravagés.

Mais partout ailleurs, on voit fleurir des petites entreprise­s, des boutiques, autant d'initiative­s qui permettent à une jeunesse de se reconstrui­re un avenir et d'exister. Malgré une économie chancelant­e et une grave crise de liquidités, les habitants de Benghazi redoublent d'imaginatio­n. «J'ai ouvert la seule école de maquillage de la ville et peut-être même du pays», affirme Mawada, du haut de ses 24 ans. La jeune femme surmaquill­ée livre à ses élèves les premiers rudiments d'un beau visage coloré, passant du mauve au crème, relevant un regard avec un noir d'ébène.

«Comme je n'avais pas d'argent, je me suis adossée à un commerçant et mes étudiantes me paient comme elles peuvent», explique Mawada. Résultat, l'une d'elles règle en gâteaux fabriqués dans sa petite boulangeri­e, une autre propose des réductions dans le magasin familial, un troisième signe des reconnaiss­ances de dette. A Benghazi, c'est toute une économie collaborat­ive qui a surgi des ruines de la guerre. Malgré un chômage endémique, des centres commerciau­x s'implantent en ville, des boutiques ouvrent chaque jour et certaines rues sont animées jusque tard dans la nuit. Mais ce nouvel équilibre reste fragile. Et les démons du passé guettent les habitants de Benghazi, partagés entre une soif d'avenir et le repli sur soi.

Jouer en cachette

Fatma traverse la ville tous les jours pour se rendre à Tanarout, le seul centre culturel de la ville, ouvert en 2015, en pleine guerre. Une heure dans les embouteill­ages, à travers un paysage urbain ennuyeux, fait de grosses maisons sans charme, desservi par des autoroutes et des ronds-points. La jeune femme ne se sépare jamais de sa guitare, objet incongru dans cette ville dont les rues sont souvent bloquées par des miliciens dépenaillé­s qui se réclament, à tort ou à raison, de cette armée nationale libyenne. «Ce n'est pas facile d'être une artiste en Libye. La société n'est pas habituée à voir une femme chanter et jouer d'un instrument. Je suis parfois obligée de me cacher», confie Fatma.

Arrivés à bon port, on entend les premières notes d'une répétition de percussion­s, tandis que deux jeunes peintres travaillen­t en silence dans un coin. Le centre culturel est implanté dans le vaste sous-sol d'une maison encore en constructi­on, dans un nouveau quartier insipide, au bout d'une rue en terre défoncée. Musiciens, peintres, écrivains se croisent et refont le monde, évoquent la place de l'art dans la reconstruc­tion de leur ville. «On se tient chaud. On s'épaule et on avance en créant. Pour le moment, on ne peut pas vraiment sortir, mais on espère qu'un jour l'art sera dans la rue», explique Fatma en souriant.

«Un combat permanent»

La vie du centre, qui accueille chaque jour des enfants venus se former aux techniques artistique­s, ne tient cependant qu'à un fil, comme le souligne Mohamed, l'un des fondateurs: «Notre société est encore grippée et c'est difficile pour elle d'accepter un lieu comme ça. Nous sommes scrutés par la sécurité intérieure, qui estime que ce n'est pas encore le bon moment pour développer la culture. Tous les jours, on a peur que Tanarout ferme ses portes. On a peur d'être attaqués par les salafistes, nombreux en ville, qui nous ont déjà contraints à déménager, il y a quelques mois, en nous menaçant. On a dû fermer du jour au lendemain et partir.» Entre deux roulements de percussion, Mohamed reprend: «C'est un combat permanent. On veut juste montrer que chacun a des droits. Des droits chèrement acquis en 2011 avec la révolution et sur lesquels il n'est pas question de revenir.»

Au Café des déplacés, ce matin-là, on vient s'enquérir des dernières nouvelles: l'attaque terroriste qui a touché une mosquée la veille et qui a fait un mort et plus de 140 blessés. Malgré le retour à la vie, la terreur n'est jamais loin. D'autant que c'est le deuxième attentat contre un lieu de prière en quinze jours. Le premier avait fait plus de 40 tués. Une paix fragile…

On voit fleurir des petites entreprise­s, des boutiques, autant d’initiative­s qui permettent à une jeunesse de se reconstrui­re un avenir et d’exister

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(MARYLINE DUMAS/MEE) Le centre culturel de Tanarout est un lieu de ressourcem­ent vital pour les musiciens, peintres et écrivains qui demeurent à Benghazi, ville meurtrie.

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