«L’ordre international libéral» tremble
Le repli des Etats-Unis dicté par Donald Trump bouscule l’ancien ordre mondial au profit de la Chine. L’Europe, Allemagne en tête, veut prendre le relais, ont expliqué à la Conférence sur la sécurité de Munich des responsables européens
Et si nous assistions, en 2018, à la fin de l'«ordre international libéral» imposé par les Etats-Unis et leurs alliés depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale? Cette interrogation a rebondi d'un groupe de discussion à l'autre durant tout le week-end à Munich, où se tenait une conférence annuelle sur la sécurité. Il y a un an, au lendemain de l'élection de Donald Trump, cette crainte était déjà formulée par certains. Aujourd'hui, la question est de savoir si on peut encore l'éviter.
Sigmar Gabriel: «Un ordre qui s’effrite»
«Nous savions que l'ordre libéral – la démocratie, la force du droit et la liberté de commerce – n'était pas parfait. Nous savions que ce monde libre n'était pas un cadeau désintéressé. Mais il nous a garanti la sécurité, la prospérité et la liberté. Et aucun pays en Europe n'a autant profité de la protection des Etats-Unis que l'Allemagne, a expliqué Sigmar Gabriel, le ministre allemand des Affaires étrangères. Or cet ordre s'effrite. Si l'on ne fait rien, d'autres vont créer une nouvelle architecture pour remodeler le monde. Sans liberté cette fois.»
«Nous pensions qu'avec la croissance économique viendrait automatiquement la démocratie. On voit le contraire se produire: la croissance économique se poursuit et la démocratie recule, a pour sa part argumenté le ministre japonais des Affaires étrangères, Taro Kono. Nous devons aider les Etats-Unis à maintenir l'ordre international en partageant mieux le fardeau.»
Passe d’armes américano-russe
Si ce diagnostic est assez largement partagé, les causes de ce déclin font débat. Du côté américain, on pointe du doigt le rôle délétère de Vladimir Poutine, jugé responsable d'avoir bousculé l'ordre ancien en intervenant en Géorgie, puis en Ukraine et en Syrie. Jugé coupable surtout de déstabiliser les démocraties par ses cyberattaques et campagnes de désinformation. «Poutine doit comprendre le prix de ses actes. Il est temps de se lever, de parler, de dénoncer, a expliqué l'ancien vice-président américain Joe Biden. Il est temps de se rappeler qui nous sommes!»
«La Russie a un projet de subversion politique et tente de polariser les sociétés occidentales en favorisant des groupes d'extrême droite et d'extrême gauche», a pour sa part expliqué le conseiller à la Sécurité nationale du président américain, H. R. McMaster. Contredisant Donald Trump, il a expliqué n'avoir aucun doute sur l'immixtion russe dans la campagne présidentielle américaine.
Des accusations que réfute Moscou. «Montré moi les preuves», a rétorqué le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, en évoquant le «baratin» des médias américains. «C'est risible. Cela relève des combats propres à la vie politique américaine, cela n'a rien à voir avec nous», a ajouté Sergueï Kisliak, ancien ambassadeur de Russie à Washington. Pour les officiels russes, si danger il y a, il porte sur la sécurité, et les EtatsUnis en sont largement responsables avec leur nouvelle doctrine nucléaire et leurs menaces de dénoncer l'accord nucléaire iranien, par exemple.
Des critiques qui font écho aux interrogations européennes envers l'administration Trump, son repli protectionniste et son dédain des accords internationaux. Les Etats-Unis ne sont-ils pas les premiers coupables de l'érosion de cet ordre libéral? Lieu de célébration du lien transatlantique, la Conférence sur la sécurité de Munich reste révérencieuse à l'égard de Washington. Mais, pour les responsables européens, il est temps d'agir sans les Etats-Unis, de prendre le relais pour défendre cet ordre libéral. Car un concurrent est disposé à en imposer un autre: la Chine.
Le modèle chinois
«La Chine est aujourd'hui le seul pays qui a une pensée stratégique globale, a poursuivi Sigmar Gabriel. Qu'on ne s'y trompe pas, l'Initiative ceinture et route (BRI, selon l'acronyme anglais – Belt and Road Initiative) de Pékin n'est pas une simple renaissance de l'antique Route de la soie mais une vaste tentative de remodeler le monde à sa façon.»
«L'Europe doit apprendre l'interdépendance, a renchéri en des termes plus prudents le premier ministre français, Edouard Philippe. Ce n'est pas simple quand on s'est habitué à ce que le monde vive au rythme de l'Europe. Mais, aujourd'hui, la Chine s'est emparée de la flèche du temps avec un projet civilisationnel porté par le BRI.»
L’Europe pour reprendre le flambeau
Pour Kenneth Roth, directeur de l'ONG américaine Human Rights Watch, la Chine est bien «la menace la plus profonde» à l'ordre libéral car elle a un modèle alternatif à proposer qui peut sembler «attractif en apparence»: celui de la libéralisation économique dans un cadre politique autoritaire. Ce constat, les responsables européens hésitent encore à le faire. «Nous ne reprochons pas à la Chine ses ambitions de changer le monde. C'est son droit», note ainsi Sigmar Gabriel. Contrairement à son collègue japonais, qui a mis en garde: «Attention à ne pas se laisser manipuler par des projets d'infrastructures et d'investissement. La Chine est déjà en train de changer le statu quo en mer de Chine du Sud et de l'Est.»
Qu'elle soit russe, américaine ou chinoise, la menace qui pèse sur l'ordre libéral dans lequel s'est construite l'Union européenne provoque un sentiment d'urgence en Allemagne. «Pékin et Moscou testent la cohésion européenne en semant la zizanie. On s'attendait à ce que Washington soutienne davantage l'Union», a souligné Sigmar Gabriel dans un sous-entendu au soutien de Donald Trump au Brexit. Pour le social-démocrate, l'Europe est à un tournant: elle doit prendre le leadership de l'ordre libéral en créant un nouveau momentum. Ce projet de relance européenne avec la France est au coeur de l'accord d'une grande coalition pour gouverner l'Allemagne. «Nous investirons massivement dans l'Europe, a-t-il conclu. Et la démocratie libérale s'imposera, car l'homme est par nature attaché à la liberté.»
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«Nous pensions qu’avec la croissance économique viendrait automatiquement la démocratie. On voit le contraire se produire»
TARO KONO, MINISTRE JAPONAIS
DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES