Le Temps

Marcel Remy, 95 ans, dans le miroir d’une vie d’alpiniste

A 94 ans, l’homme a gravi le Miroir de l’Argentine dans les Alpes vaudoises. Pour son âge, c’est une expédition qui a demandé l’appui de ses fils, euxmêmes sommités de l’escalade suisse

- MARCEL REMY CAROLINE CHRISTINAZ @Caroline_tinaz

Il a fallu s’y prendre à deux reprises. Sur le pas de la porte, il avait l’air pourtant jovial lorsqu’il a lancé «Bonjour coquine!» en guise d’accueil. Le visage entaillé d’un large sourire, Marcel Remy était illuminé par les rayons du soleil couchant. Il nous a fait entrer et, appuyé à côté du fourneau, le port de corps alerte, nous a observée en silence un instant. Puis, il s’est exclamé. «Votre génération est toujours pressée! Vous n’avez rien regardé en entrant!» Il a donc fallu ressortir. Derrière nous, il a refermé la porte, nous laissant seule sur le quai de la gare de Bossière sur Lutry qui lui sert de terrasse.

Condamnée à attendre que sa demeure ne s’ouvre à nouveau, on a alors observé l’habitat de celui qui à 94 ans et six mois a effectué une prouesse pour son âge: escalader les 450 mètres du Miroir de l’Argentine dans les Alpes vaudoises. Il y a donc un rosier, là, qui vacille lorsque passent les trains. Une vigne vierge, ici, qui s’accroche à la façade décatie. Derrière, un jardin potager. Pas de doute: l’homme a la main verte. Et les convois de trains qui fendent régulièrem­ent l’air juste devant sa fenêtre illustrent bruyamment la majeure partie de sa vie dédiée aux chemins de fer.

Une planche à roulettes

La vue est à couper le souffle. Mais si on est venu le voir c’est pour qu’il nous raconte son expérience sur cette paroi de calcaire imposante qui s’élève non loin de Gryon. On sait qu’il l’avait déjà gravie plus de 200 fois. On sait aussi qu’à son âge l’épreuve s’apparente plus à une expédition qu’à une promenade de santé en fin de semaine. Pourquoi la grimper encore? Marcel? On sonne. Et on se permet d’entrer une nouvelle fois. Il a préparé une tisane d’alchémille et est assis à sa place habituelle. Il se retourne à peine. «Vous avez vu?» s’enquiert-il. Le rosier? Il s’exaspère. «Non! La planche à roulettes! Là à l’entrée!» Bien sûr qu’on l’avait vue. Elle est disposée, comme un trophée, bien en vue juste à côté du paillasson.

Ce ne sont pas ses 95 ans qui l’empêchent de monter encore sur cet engin d’adolescent. Encore moins de réaliser des projets que certains auraient, à un âge similaire, abandonnés depuis longtemps. Son ascension est un record et les coupures de journaux qui ornent les murs ne font que le répéter. Il a fallu pour ce projet une forte dose de persévéran­ce, d’obstinatio­n et surtout de chance. Mais de soutien aussi. S’il a pu réaliser ce rêve, c’est grâce à ses fils: Claude et Yves, deux grimpeurs passionnés à qui le monde de l’escalade doit de nombreuses voies sur l’ensemble de la planète. C’est aussi grâce à une équipe dévouée dont le parapentis­te Jérémy Péclard qui lui a permis de rejoindre élégamment la plaine par les airs. «Le parapente était la meilleure solution, car marcher durant toute la descente aurait été trop difficile pour moi», concède Marcel Remy.

S’il voulait retourner sur cette paroi une fois de plus, c’était pour déguster, une dernière fois peutêtre, l’ascension pas après pas. L’ar- gument n’a toutefois d’abord pas suffi à ses fils pour céder à son caprice. «Nous avions peur qu’un accident ne survienne. A son âge, il aurait pu y rester», explique Claude, l’aîné. Mais il a vu que Marcel s’entraînait selon le programme que lui et son frère lui avaient imposé: améliorer la durée de sa randonnée entre le col de Jaman et le départ de l’arête des Gais Alpins. «La première fois, ça m’a pris 1h30. J’étais mécontent!» explique Marcel Remy. «Mais j’ai réussi à réduire mon temps d’une demi-heure.» L’homme s’est aussi plié à des séances hebdomadai­res de grimpe en salle. Finalement, ses fils ont cédé et ont fini par élaborer un plan d’ascension avec lui. Le 22 août 2017, après près de sept heures d’escalade le patriarche et son équipe débouchaie­nt au sommet du Miroir.

Assis à sa table, il maintient qu’il n’a jamais douté de ses capacités. Rien n’était, selon lui, laissé au hasard. Même le bivouac précédant la journée de grimpe avait été préparé en dormant déjà trois nuits dans son jardin avant le jour de l’ascension. Maintenant le projet mené à bien, s’estime-t-il aujourd’hui comblé? Il tique. «Vous, vous ne pouvez pas comprendre!»

Une autre époque

C’est que Marcel Remy vient d’un autre siècle. Une époque où depuis son alpage au-dessus des Avants, Lausanne incarnait la grande ville. Un temps où catholique­s et protestant­s se toisaient du regard comme deux clans ennemis. Les rêves d’atteindre des sommets n’appartenai­ent qu’aux touristes à qui il offrait un verre de lait lorsqu’ils transitaie­nt par son chalet. Il s’asseyait auprès d’eux, et tendait l’oreille pour écouter leurs récits d’aventures alpines. Le Cervin, le Mont-Blanc, tous ces 4000, il les fantasmait. Mais ce n’était pas un idéal partagé par son père. Cet homme strict et froid lui réservait un avenir aux chemins de fer. «Il m’a toujours tout interdit», se souvient Marcel.

Aux Cases, dans le canton de Fribourg, sous le regard du curé de Montbovon et entre les mains de son père, il était, enfant, comme un lion en cage. Ses terres d’évasion demeuraien­t en hauteur et s’arpentaien­t dans le secret. Ce n’était que du sommet du Vanil ou de la Cape au Moine qu’il parvenait à dominer son père, un homme qu’il a redouté jusqu’à sa mort.

Son activité alpine actuelle est-elle une revanche sur cette jeunesse embastillé­e? Jamais il ne répondra. La psychologi­e à deux balles, il s’en contrefich­e. D’ailleurs il déteste être interrompu. Il veut qu’on l’écoute et qu’on note. Le voilà donc qui passe sa vie en revue prenant tantôt la voix du père, tantôt la sienne, mimant les scènes et s’énervant encore sur un dialogue intervenu il y a 80 ans. Il marque les silences comme lorsqu’on suspend la lecture d’un livre pour tourner une page.

Après quatre heures de récit, on ose toutefois une interrupti­on. Marcel a-t-il d’autres projets en vue? «Bien sûr que oui.» Selon lui, c’est la question la plus sotte qu’il ait jamais entendue.

«Si j’ai d’autres projets en vue? Bien sûr que oui. C’est la question la plus sotte que j’aie jamais entendue»

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