Le Temps

Bun Hay Mean, les envolées comiques d’un ancien zonard

«L’impro a été un déclencheu­r essentiel, parce qu’il suffisait d’aller dans l’action. J’ai mieux géré mon complexe d’infériorit­é» Il se qualifie lui-même de «Chinois marrant». A hurler de rire, même, comme on pourra le voir à Genève en mars. Mais c’est un

- PHILIPPE CHASSEPOT

Début 2018, en France. Chaque blague, aussi innocente ou lourdingue soit-elle, risque condamnati­on sous l’angle du racisme, du sexisme, de l’intoléranc­e aux nouveaux genres qui semblent fleurir chaque jour. Le pays de Coluche et Desproges serait-il désormais occupé par d’impitoyabl­es censeurs? Non. Une scène peuplée d’irréductib­les déconneurs résiste encore et toujours.

Un de ses plus brillants ambassadeu­rs se nomme Bun Hay Mean, 1 m 65 pour 54 kilos, dont la moitié en cheveux. Il joue cinq soirs par semaine à Paris, au théâtre L’Européen, tout près de la place de Clichy. Avant une tournée internatio­nale qui va s’étirer sur dix-huit mois dès l’automne. Le voir, c’est une expérience qui transporte du fou rire jusqu’au port de l’angoisse. Car il n’épargne rien ni personne: races, religions, histoire de l’humanité, bêtise universell­e, tout y passe. A la première oreille, il semble ne rien respecter, mais c’est en fait tout l’inverse. Il respecte tellement tout que c’est sa façon à lui de dénoncer l’époque.

A le voir débiter à mille à l’heure des vannes au kilomètre, on l’imagine forcément à l’identique dans la vraie vie. Erreur. Il est terribleme­nt sérieux au moment de se raconter. La scène, le contact avec les gens? «C’est ma drogue, j’ai tellement vécu sans que personne m’écoute. Ça m’aide à survivre d’être entendu.» Il revient sur ses tout débuts dans l’improvisat­ion, quand sa prof de français avait su le convaincre de rejoindre leur petite troupe au lycée: «Un déclencheu­r essentiel, parce qu’il suffisait d’aller dans l’action. J’ai mieux géré mon complexe d’infériorit­é, où ma parole et mon physique n’avaient, à mes yeux, pas de valeur. Dans l’impro, on est tous à égalité, il n’y a pas de jugement, tu fais le truc et t’existes.»

Quand son spectacle est terminé, il reste sur scène et interpelle son public pour une séance de questions-réponses improvisée­s, justement. On le soupçonne gentiment de vouloir s’entraîner en conditions réelles: «Pas forcément. C’est un super moyen d’apprendre des trucs sur les gens et leurs histoires. L’autre jour, un Asiatique a raconté qu’il s’appelait Sébastien, parce que sa mère avait accouché dans un ascenseur en panne, et que le mec qui était venu la délivrer s’appelait Sébastien.»

Fuir les Khmers rouges

Lui se prénomme Bun Hay. Il aurait pu choisir Thomas ou Jonathan, quand on lui a proposé de franciser son prénom. Il aurait surtout dû s’appeler Ly, et pas Mean: «Mes parents ont passé pas mal de temps en centres de réfugiés, notamment à Toulouse. Et c’est à force d’entendre «what does it mean?» que mon père a décidé qu’on s’appellerai­t Mean.» L’histoire familiale est plutôt chaotique: grands-parents mater- nels qui fuient la Chine pour le Cambodge, où ses parents se rencontren­t, puis passage par la Thaïlande et le Vietnam pour fuir les Khmers rouges, avant l’arrivée en France. Lui est 100% Français, puisque né à Bordeaux, où il a travaillé comme ingénieur réseau. Avant d’aller tenter sa chance sur les scènes parisienne­s.

On dit «scènes» par pudeur, mais il a ramé pour commencer. Sans domicile fixe, il passait la nuit dans les bars et allait dormir au lever du soleil. Un souvenir continue de le hanter, celui d’une soirée SOS Racisme organisée au Zénith, voilà une dizaine d’années. Cinq petites minutes de sketch, pour un premier succès devant des milliers de personnes, puis tout le monde qui se claque la bise et lui qui va passer la nuit sur le banc de l’arrêt de tramway en face: «Cette nuit est gravée dans ma mémoire. J’ai reçu une overdose d’amour pendant le sketch, parce que j’avais fait un carton, puis je me suis retrouvé seul dans la rue; et le lendemain, je jouais devant vingt personnes dans un bar à putes. Alors jamais je ne me dis que je suis arrivé. Je serai arrivé quand je serai mort.»

Ne pas tricher

Il n’a pas envie de s’attarder sur ses galères de l’époque, préfère rappeler que la France est un pays privilégié. Qu’il a pu manger grâce à des bons alimentair­es, que la solidarité est une valeur concrète ici, qu’il est heureux de payer des impôts après avoir touché le RSA. Il se raconte, il est sérieux. Mais lâche cette anecdote, quand même: «Je n’avais plus un centime, alors je suis allé voir trois gars qui zonaient sur un banc en leur disant: «Si je vous fais rire vingt minutes, vous me dépannez de 5 euros?» Ils m’ont envoyé chier, mais j’ai parlé, parlé, et je suis reparti avec 10 euros.»

Il a joué l’an dernier dans Problemos, d’Eric Judor. Un passeport pour d’autres aventures, tant il passe aussi bien à l’écran que sur scène. Et même s’il s’est gentiment compromis dans Rattrapage, un navet difficilem­ent supportabl­e («On me proposait de jouer le rôle de Jésus, je ne pouvais pas refuser», se marre-t-il), il jure qu’il n’acceptera pas n’importe quoi. Déjà parce que son physique à part peut limiter sa panoplie de jeu. Et puis sa soif de reconnaiss­ance, son envie d’être aimé pour ce qu’il est sont telles qu’il ne peut pas tricher. Voilà cinq ans, il a refusé un scénario en disant aux producteur­s: «Il va marcher votre truc, mais c’est juste pas moi, je vais pas lire votre texte, il est à «iech» [«à chier» en verlan, sa vraie première langue, ndlr], je peux pas jouer le rôle d’un gendre idéal qui fait le coursier.» Le titre: Qu’est-ce qu’on a fait

au bon Dieu? Douze millions d’entrées plus tard, il n’a toujours pas de regrets.

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