Le Temps

«La Forme de l’eau», fable humaniste

Dans «La Forme de l’eau», une nettoyeuse s’éprend d’une créature fantastiqu­e, un batracien humanoïde, détenu dans un centre de recherches scientifiq­ues. Guillermo del Toro, l’ami des monstres et des humbles, lance un appel à la tolérance avec ce conte mer

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Le nouveau film de Guillermo del Toro est une merveilleu­se histoire d’amour qui raconte comment une jeune femme muette s’éprend d’une étrange créature pêchée en Amazonie. Avec ce conte féerique en forme de parabole politique, le cinéaste mexicain, ami des monstres et des humbles, lance un appel à la tolérance.

C’est un rêve de coelacanth­e, une réminiscen­ce de l’Atlantide engloutie, une paramnésie amniotique: un appartemen­t immergé, ambiance glauque, meubles et accessoire­s flottant comme des algues. Une sonnerie suspend la féerie aquatique, les eaux se retirent et Elisa (Sally Hawkins) se réveille. Elle prend son bain, s’offre un petit plaisir solitaire dans la baignoire, fait bouillir des oeufs, prend le bus aux vitres striées de pluie. L’élément liquide est omniprésen­t dans La Forme de l’eau.

Elisa est femme de ménage dans un centre de recherches scientifiq­ues. Ce jour-là, gros remue-ménage: des militaires apportent un caisson contenant une forme de vie aquatique inconnue et dangereuse. La timide, la chétive Elisa est la seule à ne pas craindre le monstre. Elle pose un oeuf dur sur la margelle de sa prison. Elle tend la main à cette figure squameuse de l’altérité, elle perçoit l’humanité palpitant derrière les branchies. C’est le début d’une grande histoire d’amour entre la petite nettoyeuse muette et le fabuleux triton.

Pêché en Amazonie

Il est grand, luisant, très impression­nant avec son regard fixe, ses ouïes frémissant­es, sa crête dorsale, ses taches vert jaune relevées de points phosphores­cents et ses écailles qui renvoient au motif de la grande carpe japonaise. «Il peut faire peur, quand il est agressif, comme un lion. Mais il peut aussi être beau comme un lion», médite Guillermo del Toro. Cet ondin pêché en Amazonie évoque forcément Abe Sapien, le copain amphibien de Hellboy, mais aussi L’Etrange créature du lac noir (Jack Arnold, 1954), choc cinéphile fondateur: le jeune Guillermo comprenait pour la première fois qu’un monstre pouvait aimer.

Guillermo del Toro, le freak mexicain passionné par Lovecraft et le cinéma de série B, est toujours du côté des doux, des humbles et des monstres: le diable écarlate et sa copine pyrokinési­ste de Hellboy I et 2, le faune ambigu du Labyrinthe de Pan, les enfants fantômes de L’Echine du diable, le spectre des épouses assassinée­s de Crimson Peak, voire les titans effroyable­s vomis par l’abysse dans Pacific Rim. Face à eux se dressent les figures de l’autorité, les ennemis de ce qui sort de la norme. Cet ordre honni est incarné par Richard Strickland (Michael Shannon), chef de la sécurité, qui a une matraque électrique pour attribut et le rêve américain, consuméris­te et blanc, pour idéal.

Arme vivante

L’action se situe dans une «cité près de la mer» (Providence, ville natale de Lovecraft? Arkham?), en 1964. Selon del Toro, c’est l’année où le rêve américain part en quenouille: le président Kennedy est mort, la guerre du Vietnam commence, la télévision remplace le cinéma, la Guerre froide bat son plein. Il y a un espion russe infiltré dans le centre de recherches, les deux superpuiss­ances convoitent la créature pour en faire une arme vivante.

La Forme de l’eau est un conte de fées, une relecture de La Belle et la Bête, mais aussi un film politique qui prend le parti de tous les laisséspou­r-compte. En 1964, il aurait eu pour héros Strickland, le défenseur de l’ordre et de la pureté. Aujourd’hui, c’est «une histoire dans laquelle on entre par la porte de derrière» selon le réalisateu­r, celle qu’empruntent les blanchisse­urs, les plongeurs et les nettoyeurs.

Si Elisa et sa copine noire (l’épatante Octavia Spencer) peuvent se livrer à une mission de commando pour exfiltrer la créature, c’est parce qu’elles sont invisibles aux yeux de la classe dominante. Le voisin d’Elisa, Giles (Richard Jenkins) est un autre exclu, dessinateu­r au chômage parce que les photos sont plus réalistes et qu’il est homosexuel. Le sympathiqu­e tenancier d’une pasticceri­a industriel­le en oublie son accent italien factice lorsqu’il s’agit de chasser cet indésirabl­e, ainsi que des clients noirs, de son établissem­ent «familial».

Esprit des eaux

Amoureux fou du cinéma, Guillermo del Toro rend encore hommage au film d’espionnage et à la comédie musicale. Elisa et Giles habitent au-dessus d’un vaste cinéma projetant des films chrétiens. Ils regardent des musicals sur une vieille télé. Elisa esquisse un pas de danse dans le couloir, improvise un ballet pour balai, valse avec le triton dans une séquence en noir et blanc. Chaplinesq­ue, ce personnage poids plume au rire éblouissan­t et au regard vibrant d’empathie est sidérant. La créature (incarnée par Doug Jones) s’avère bien davantage que de la raclure de lagon noir: c’est un esprit des eaux doté de pouvoirs surnaturel­s. Le dernier juron de Strickland exprime le repentir de ceux qui ne perçoivent que trop tard le sacré.

L’excellence des comédiens alliée à celle de la mise en scène, d’une fluidité incomparab­le, et de la musique somptueuse d’Alexandre Desplat, permet de suspendre l’incrédulit­é au-delà de l’imaginable. L’union charnelle d’Elisa et du batracien bipède n’est pas choquante, mais onirique, sensuelle, chorégraph­ique – voire cocasse lorsque la

Chaplinesq­ue, ce personnage poids plume au rire éblouissan­t et au regard vibrant d’empathie est sidérant L’eau est comme l’amour, ce fluide invisible qui prend la forme de l’être aimé

jeune femme explique avec les mains à quoi ressemble l’organe reproducte­ur de son amant. La pureté de cette relation absout la faute attachée à toutes les transgress­ions zoophiles des contes et légendes, Pasiphaé et son taureau, Photis et son âne d’or, la princesse Zeineb et le roi Léopard, voire le Petit Chaperon rouge et le loup…

L’eau a-t-elle une forme? Oui, celle de son contenant, fond des océans, lit des rivières, amphores, pots, verres, dés à coudre… Elle est comme l’amour, ce fluide invisible qui prend la forme de l’être aimé. La Forme de l’eau a reçu le Lion d’or à la Mostra de Venise, deux Golden Globes (meilleur réalisateu­r, meilleure musique) et part favori aux Oscars avec 13 nomination­s. Guillermo del Toro trouve que c’est son plus beau film. Il a sans doute raison. ▅

La Forme de l’eau (The Shape of Water), de Guillermo del Toro (Etats-Unis, 2017), avec Sally Hawkins, Michael Shannon, Octavia Spencer, Doug Jones, Richard Jenkins, Michael Stuhlbarg. 2h03. Les étoiles du «Temps»: On adule On admire On estime On supporte On peste On abhorre –On n’a pas vu.

 ??  ??
 ?? (WARNER FOX) ?? Elisa (Sally Hawkins), la petite nettoyeuse discrète, ira jusqu’à organiser une opération commando pour libérer la créature aquatique qui fait battre son coeur.
(WARNER FOX) Elisa (Sally Hawkins), la petite nettoyeuse discrète, ira jusqu’à organiser une opération commando pour libérer la créature aquatique qui fait battre son coeur.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland