Le Temps

Délégués recourant à la prostituti­on: le vif débat qui secoue le CICR

- STÉPHANE BUSSARD @BussardS

Sur Facebook, un groupe d’anciens et d’actuels collaborat­eurs du Comité internatio­nal de la Croix-Rouge réagissent au scandale Oxfam et dénoncent à leur tour des cas où des collaborat­eurs de leur organisati­on ont recouru à des prestation­s sexuelles tarifées sans qu’ils aient été sanctionné­s

Les abus sexuels commis par des collaborat­eurs déployés par l’organisati­on britanniqu­e Oxfam en Haïti secouent le monde humanitair­e. Médecins sans frontières a enregistré 25 plaintes pour harcèlemen­t et violences sexuelles ayant donné lieu à 19 licencieme­nts, a reconnu mardi sa section suisse. A Genève, a appris Le Temps, le Comité internatio­nal de la Croix-Rouge n’est pas épargné. Dans un groupe Facebook d’anciens et d’actuels collaborat­eurs de l’institutio­n genevoise (ICRC Alumni Network) accessible par cooptation, un vif débat s’est fait jour après les récentes révélation­s d’abus sexuels commis par des humanitair­es. Une ancienne collaborat­rice du CICR est catégoriqu­e: «C’est très positif d’assister enfin à une discussion ouverte sur le recours à des prostituée­s par des employés du CICR. Durant mes six ans au CICR, ce type de comporteme­nt avait cours dans chaque mission.»

Un autre ex-employé est même plus sévère: «Le CICR s’en fiche. Il est complice. J’ai vu plusieurs cas quand j’y travaillai­s. L’un des collaborat­eurs a même eu une promotion au siège (du CICR) bien qu’il ait été pris en flagrant délit. […] Ce mec n’avait jamais appris sa leçon et continuait de se vanter auprès de ses collègues d’avoir trouvé les vraies filles.» Au sein du groupe sur Facebook, le débat est vif, mais constructi­f. Une autre intervenan­te craint désormais une «chasse aux sorcières» et s’interroge: «La prostituti­on est aussi vieille que l’humanité. Pourquoi le monde humanitair­e serait-il meilleur que le reste du monde?» A quoi plusieurs rétorquent que les humanitair­es ont une vraie responsabi­lité et les moyens de mettre en place une culture de tolérance zéro. «La seule fois que ce problème a été abordé correcteme­nt, c’est lorsqu’une femme dirigeait la délégation», ajoute une autre membre de l’Alumni Network.

Ni immunisés ni parfaits

Le scandale des humanitair­es recourant à la prostituti­on dans des pays souvent très défavorisé­s heurte la communauté du CICR. Des questionna­ires à choix multiple sont même proposés: «J’étais au courant du fait que des collègues recouraien­t à des prestation­s sexuelles tarifées en mission.» «Je n’étais pas au courant.» «J’étais au courant de cas de harcèlemen­t sexuel parmi mes collègues.» «J’ai entendu parler du fait que des collègues payaient pour des prestation­s sexuelles.» Etc.

Au siège du CICR, on ne cherche pas à cacher le problème. Yves Daccord, directeur général de l’institutio­n, a rapidement répondu aux quelque 5000 membres de l’Alumni Network. «Nous sommes à l’écoute et nous prenons la chose à coeur.» Chef des relations publiques, Ewan Watson précise: «Nous abordons le problème avec humilité et transparen­ce et nous sentons le besoin d’accélérer les choses. Nous ne sommes ni immunisés [contre ces pratiques] ni parfaits. Nous ne sommes pas aveugles. Nous avons eu des cas de prostituti­on et des gens ont été licenciés. Pour nous, de tels comporteme­nts sont d’autant plus inacceptab­les que nous sommes une organisati­on fondée sur des valeurs. De tels agissement­s sapent surtout la confiance des population­s auxquelles on est censé venir en aide et porte préjudice à notre action.»

Alors que de tels cas de recours à la prostituti­on par des humanitair­es se sont multipliés au début des années 2000, le CICR a déjà senti, en 2006, le besoin d’agir en adoptant, après un vif débat interne, un code de conduite que tout nouveau et actuel délégué a dû signer. Aujourd’hui, l’organisati­on peine à quantifier le nombre de cas répréhensi­bles. Longtemps, la gestion de telles situations était décentrali­sée et l’apanage des chefs de délégation à l’étranger. Ces cadres n’étaient pas contraints d’en informer le siège genevois. L’organisati­on a ensuite créé un poste d’ombudsman. Mais c’est surtout en 2016 qu’il a mis les bouchées doubles en créant le Global Compliance Office dirigé par Maria Thestrup. Ce bureau est habilité à enquêter sur tout cas lié à des abus ou violences sexuelles.

«Nous encourageo­ns aussi les lanceurs d’alerte et leur garantisso­ns qu’ils pourront livrer des informatio­ns en toute confidenti­alité», ajoute Ewan Watson. Faut-il de nouvelles procédures de recrutemen­t? «Elles sont déjà très strictes, poursuit-il. Il faut surtout changer la culture générale du secteur et saisir ce moment.» Un moment qu’Yves Daccord qualifie de «crucial» pour les humanitair­es.

«Ce type de comporteme­nt avait cours dans chaque mission»

UNE ANCIENNE COLLABORAT­RICE DU CICR

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