Le Temps

Négoce des matières premières: la Suisse doit jouer la transparen­ce

- DANIEL KAUFMANN PRÉSIDENT ET DIRECTEUR EXÉCUTIF DU NATURAL RESOURCE GOVERNANCE INSTITUTE (NRGI)

La Suisse est un petit pays, mais elle joue un rôle central pour les pays en développem­ent en tant que première place mondiale du négoce de matières premières. Selon les estimation­s, plus d’un tiers du pétrole brut vendu dans le monde est négocié par des sociétés helvétique­s.

Lorsqu’un négociant achète du pétrole ou des minerais à un gouverneme­nt, il est impératif que ces transactio­ns soient transparen­tes, car ces ressources naturelles appartienn­ent à la population. Les ventes de pétrole et de gaz sont les principale­s sources de recettes publiques d’Etats comme l’Angola ou le Nigeria.

L’organisati­on que je préside, le Natural Resource Governance Institute, lutte contre «la malédictio­n des ressources», soit le fait que les pays riches en ressources naturelles comptent parmi les plus pauvres de la planète, en raison d’une faible gouvernanc­e et d’une corruption endémique. Accroître la transparen­ce dans ce secteur opaque constitue l’un des premiers moyens d’y remédier. La transparen­ce renforce l’obligation des gouverneme­nts de rendre des comptes et permet de lutter contre la corruption. Mes propres recherches ont montré que les pays qui prennent de telles mesures peuvent, à long terme, tripler leur revenu par habitant.

Ces dix dernières années, la transparen­ce dans le secteur des matières premières a été améliorée grâce à une combinaiso­n d’initiative­s lancées par les pays d’origine des ressources naturelles (telle l’Initiative pour la transparen­ce dans les industries extractive­s, l’ITIE) et de lois édictées par les pays où les sociétés de ce secteur ont leur siège.

Le Canada, l’Union européenne ainsi que la Norvège obligent les sociétés qui y sont domiciliée­s à publier les paiements effectués aux gouverneme­nts du monde entier du fait de leurs activités extractive­s. Des centaines de firmes, comme BP, Shell et Total, ont publié le détail de tels paiements, pour une somme totale de plus de 300 milliards de dollars. Ces informatio­ns contribuen­t à améliorer la gouvernanc­e des pays producteur­s.

Les ventes entre Etats (normalemen­t les compagnies pétrolière­s nationales) et négociants internatio­naux constituen­t la part la plus importante – et la plus opaque – des recettes publiques des pays producteur­s liées aux matières premières. Or, jusqu’à présent, les lois sur la transparen­ce des paiements ne s’appliquent pas aux opérations de négoce; elles ne concernent que les revenus provenant des activités de production (impôts, licences, etc.).

La publicatio­n des paiements effectués par les négociants aux gouverneme­nts pour l’achat de matières premières est une nécessité. A ce jour, seule Trafigura a décidé de les publier sur une base volontaire. En 2016, le montant total des paiements effectués par le négociant suisse aux Etats s’élevait à 21,2 milliards de dollars, soit 40% de plus que ce que Shell a versé pour extraire son pétrole.

L’exemple de Trafigura montre deux choses. D’une part, qu’il est tout à fait possible pour les négociants de publier de telles données, même si aucune autre société ne lui a emboîté le pas. D’autre part, 90% des versements de Trafigura concernent des pays qui n’ont pas adhéré à l’ITIE. Cette dernière ne peut donc pas résoudre seule le défi posé par l’opacité des flux liés à la commercial­isation de matières premières étatiques. Il est essentiel que les Etats où de telles sociétés ont leur siège exigent qu’elles rendent publics les paiements effectués à des gouverneme­nts pour l’achat de matières premières.

La Suisse a l’opportunit­é d’agir: la Commission des affaires juridiques du Conseil national se prononcera bientôt sur des règles de transparen­ce pour les sociétés suisses de matières premières. Les activités de négoce doivent être incluses dans cette loi. Ne pas couvrir de telles transactio­ns reviendrai­t pour la Suisse à adopter une législatio­n dépourvue d’effets concrets.

La Suisse n’a rien à craindre d’une loi qui inclurait le négoce. D’autres places, comme la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas, se sont déjà engagées à davantage de transparen­ce dans ce domaine. Deuxième plus grand centre de négoce au monde, la Grande-Bretagne étudie comment elle pourrait intégrer ces opérations aux dispositio­ns qui y règlent déjà la transparen­ce des paiements extractifs. Et fin janvier, l’OCDE a tenu une conférence dédiée à cette question. La Suisse ne serait pas isolée si elle agissait; d’autres pays suivraient son exemple.

La Suisse ne serait pas isolée si elle agissait; d’autres pays suivraient son exemple

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland