Le Temps

Le recouvreme­nt de soi après l’effort

- JOËLLE KUNTZ

Je marche sur le tapis de course, 5,1 km/h, 0 pente, déjà 2 kilomètres de marché, 2 autres encore à marcher, 106 battements/ minute, 89 calories dépensées. Dans mes oreilles, une mélodie de Purcell, par une soprano inconnue de moi. Elle m’emporte dans une bulle de félicité où disparaiss­ent les pieds, les calories et les fréquences cardiaques. Sur l’écran, devant moi, des garçons et des filles se livrent à des exhibition­s de grâce dans des ballets érotiques muets qui défient les limites du corps, installant dans le mouvement répétitif et monotone de mes jambes une façon d’apesanteur. «Ta motivation est ta force», m’avertit-on entre les clips de streetdanc­e. Je continue, motivée.

En dessous des images des jeunes gens élastiques ivres de prouesses scéniques, l’écran fait

défiler les informatio­ns. Un attentat suicide au Nigeria, dix-huit morts. Des marchands de vins valaisans se seraient accordés sur les prix. Un des sites les plus sacrés du Tibet en proie aux flammes. Tariq Ramadan hospitalis­é pour une sclérose en plaques. Un avion iranien tombe avec soixante-six personnes à bord. Un hélicoptèr­e s’écrase au Mexique, treize morts, après un puissant séisme qui n’a pas fait de victime. Le ministre mexicain de l’Intérieur sort indemne de l’accident. Berlin favorable à un allégement des sanctions contre Moscou. Etc.

Ma motivation est ma force. Encore un kilomètre. J’atteins 110 battements/minute, attention, ne pas dépasser 115. Voici Mozart, symphonie concertant­e. Mozart soulève les corps. Le mien en tout cas. Le dialogue sublime du violon et de l’alto qui avait ramené à la vie la Sophie de William Styron (Le Choix

de Sophie) entraîne la mienne à 116 battements/minute, il faut que je ralentisse, la machine intègre l’émotion musicale dans le calcul de mon rythme cardiaque. Après les harmonies de l’andante, redoutant les 120 battements/minute, je change de station. On annonce du mauvais temps pendant toute la semaine. En salle, ça n’a aucune importance.

Qu’est-ce qui a de l’importance, en salle? Des corps de tous âges se besognent en vue d’objectifs de toutes sortes sur des engins de toutes espèces, les uns pour les jambes, les autres pour les bras et le bon raccordeme­nt des muscles au squelette. Chacun a son plan personnel, issu de désirs variés. La performanc­e rôde en commandeur: gagner en force, gagner en vitesse, gagner en endurance, gagner sur l’âge ou sur la maladie. Mais gagner. «Ta motivation est ta force.» Sur ce terrain de jeux pour adultes, les victoires sont solitaires mais le plaisir se compare à celui des enfants qui ont triomphé d’un labyrinthe construit pour eux dans la cour de l’immeuble.

Pendant que je marche sur ordonnance médicale toute obsédée de vaincre la fainéantis­e de mes muscles, l’écran me garde dans le temps du monde, celui qui performe et celui qui endure. Federer en haut, sur l’image, les migrants noyés en bas, sur la bande défilante. J’ai à tenir ensemble les réussites exaltantes et les échecs indignes. Ce n’est pas très différent du feuilletag­e du journal quotidien, sauf que combinés aux mouvements du corps, les mouvements du monde acquièrent quelque chose d’irréel. En salle, la répression des Rohingyas de Birmanie n’a pas vraiment lieu. Elle est inassimila­ble par les coeurs en surtravail branchés sur des chaînes musicales.

Quand ma motivation est autorisée à me quitter, après le kilométrag­e convenu, je rentre dans la normalité de mon corps par la phase dite de récupérati­on. L’épreuve n’est pas finie: il faut réussir sa récupérati­on. Ça s’apprend. Il ne suffit pas de s’arrêter, il faut poursuivre un processus d’arrêt jusqu’au confortabl­e recouvreme­nt de soi. L’idée m’est douce que la fin d’un effort soit le début d’une réappropri­ation de ce qui lui a été sacrifié, le calme de la pensée, la facilité, la nonchalanc­e et jusqu’à la paresse. ▅

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