Le Temps

Peter de Cruz, le rêve pour 20 kilos de granit et un balai

«Quand tu t’investis à fond dans quelque chose, tu développes des compétence­s poussées et il y aura bien quelqu’un dans le monde pour en avoir besoin» Le curling est à la fois passion, métier et formation continue pour le capitaine du CC Genève, qui jouer

- LIONEL PITTET, GANGNEUNG @lionel_pittet

Au commenceme­nt était le football. «Comme tous les gamins», mais aussi comme Roger Federer, Dario Cologna et tant d’autres champions, Peter de Cruz a tapé dans un ballon avant de trouver «son» sport. Ses souvenirs personnels de l’année 1998? La victoire des Bleus à la Coupe du monde, davantage que l’apparition du curling aux Jeux olympiques. «Je n’ai aucun souvenir de la médaille d’or de la Suisse à Nagano», nous confiait le capitaine du Curling Club Genève avant le grand départ pour la Corée du Sud, où ses camarades et lui allaient représente­r le pays vingt ans après Patrick Hürlimann et Lausanne Olympique. Vendredi à 7h35 (heure suisse), ils joueront un dernier match contre le Canada pour tenter de décrocher la médaille de bronze. Jeudi soir, ils ont perdu leur demi-finale contre la Suède.

Pour désigner la formation que Peter de Cruz compose avec Valentin Tanner, Claudio Pätz, Benoît Schwarz et le remplaçant Dominik Märki, on parle indifférem­ment de l’équipe de Suisse, du CC Genève ou du «Team De Cruz». Comme on parlerait du «Team Ronaldo» pour désigner le Real Madrid. Peter a ce dont Cristiano rêve peut-être: en curling, le skip ne joue pas plus de pierres que ses camarades mais il incarne le groupe davantage que dans n’importe quel autre sport collectif. Il doit assumer face caméra en cas d’échec. Il récolte les lauriers si tout se passe bien. Peter de Cruz le fait sans rien laisser transparaî­tre, impassible comme lorsqu’il manipule avec toute la précaution du monde des blocs de granit de vingt kilos.

«En plus de jouer, nous avons chacun nos prérogativ­es, explique Peter de Cruz. Benoît, c’est l’artiste, il s’occupe du design des maillots, de la compositio­n des cartes. Valentin gère toutes les questions d’équipement. Ils me laissent sans jalousie, et je crois même avec plaisir, la partie relations publiques.» Il a appris à aimer ce rôle petit à petit, en forçant sa nature timide. «Au début, lorsque je devais parler devant un groupe de personnes, sponsors ou autres, je stressais. Maintenant, ça va. J’ai appris à apprécier ces moments.» Ils font partie intégrante de sa vie d’athlète profession­nel.

Pas d’infidélité­s profession­nelles

Le Genevois né à Londres tient de son père britanniqu­e et du temps passé devant les chaînes de télévision anglaises une solide culture sportive. La passion du curling, elle, vient de sa mère (suisse) et de sa grand-mère, qui le laissaient traîner dans les halles lorsqu’elles disputaien­t des matches. Il a attendu l’âge de 11 ans avant de s’y mettre, mais n’a plus jamais arrêté. «Gamin, tu commences le curling car c’est cool de faire glisser des pierres sur la glace. Le geste est tout simple, la sensation géniale. Et puis tu continues car tu progresses, et tu progresses car tu continues…»

Les résultats suivent dès l’adolescenc­e. Valentin Tanner et Benoît Schwarz sont déjà là. A 20 ans, les trois Genevois, déjà épaulés par Dominik Märki, deviennent champions du monde juniors à Flims, dans les Grisons. En parallèle, Peter de Cruz passe sa maturité profession­nelle mais sait que le sport d’élite, exigeant, jaloux, ne lui pardonnera­it pas les infidélité­s.

Alors il s’invente une vie autour de cette cible bleu et rouge tracée sur la glace. Pendant un moment, il oeuvre comme manager du club genevois. Aujourd’hui, son temps se partage entre l’entraîneme­nt, l’administra­tion de son équipe («une mini-PME» au budget annuel de 200000 francs) et les compétitio­ns, qui l’envoient un peu partout dans le monde plus souvent que chez lui. Le brun ténébreux parvient toutefois à entretenir une relation de couple depuis deux ans et demi avec une compagne compréhens­ive. «Je ne suis presque jamais à la maison, il faut trouver quelqu’un qui l’accepte. En l’occurrence, elle fait de l’audit financier, c’est très prenant et je pense que, parfois, elle ne se rend même pas compte que je ne suis pas là», rigole-t-il.

La méfiance des voies toutes tracées

Son amie construit une carrière en scrutant les comptes des grandes entreprise­s. Lui avoue sans faux-semblants que ses revenus actuels «ne lui permettrai­ent pas de fonder une famille». Mais il se persuade que l’expérience accumulée autour de la glace pourra être convertie plus tard dans un domaine parallèle. «L’avenir ne me fait pas peur. Quand tu t’investis à fond dans quelque chose, tu développes des compétence­s poussées et il y aura bien quelqu’un dans le monde pour en avoir besoin», lance-t-il, en pensant par exemple aux fédération­s ou aux grandes associatio­ns sportives.

Les garanties sont maigres. Mais les voies toutes tracées lui inspirent de toute façon une certaine méfiance. «J’ai plein d’amis qui ont des diplômes, qui ne trouvent pas le job de leurs rêves, qui finissent par en prendre un qu’ils détestent car il faut bien manger. Moi, j’ai la chance de faire ce que j’aime.»

Avant le départ pour la Corée du Sud, il avouait que l’envie de «profiter» des Jeux le titillait. L’ambiance au village olympique. Les compétitio­ns de ski et de hockey. Mais il savait qu’il n’aurait guère le loisir de se disperser. Vendredi soir, il aura disputé onze matches en dix jours. Avec des défaites rageantes et de folles victoires. Des hauts et des bas. Beaucoup d’émotions à digérer rapidement pour ne pas trembler sur le coup suivant. Le curling vous taille un coeur de pierre(s).

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