Le Temps

L’homme de Neandertal, un très ancien peintre symboliste

- MARIE-LAURE THÉODULE

Pour la première fois, des parties de peintures rupestres de trois grottes espagnoles ont été attribuées à l’homme de Neandertal. De quoi relancer le débat sur l’existence, longtemps contestée, d’une pensée symbolique chez notre cousin

Cette fois, c'est irréfutabl­e: l'homme de Neandertal peignait avant l'arrivée d'Homo sapiens, l'homme moderne, en Europe. Mais que peignait-il? Cinquante-trois échantillo­ns de moins de dix milligramm­es de calcite liée à des peintures rupestres, prélevés dans trois grottes espagnoles, viennent d'être datés pour la première fois par une équipe internatio­nale, dans un article publié dans Science.

Et le verdict est tombé: une partie des peintures de ces trois grottes date d'au moins 64 800 ans. Soit 20 000 ans avant que l'homme moderne ne parvienne en Europe. Autrement dit, ces peintures sont forcément dues à l'homme de Neandertal, seul à peupler la péninsule Ibérique à cette période du Paléolithi­que moyen.

Pour les auteurs, leur présence atteste, sans aucun doute, qu'une forme d'expression artistique et de pensée symbolique existe chez Neandertal. Mais s'agit-il des mêmes capacités que celles de l'homme moderne, dont l'art rupestre figuratif date de 45000 ans?

L'équipe internatio­nale conduite par Dirk Hoffmann, de l'Institut MaxPlanck d'anthropolo­gie évolutionn­iste de Leipzig, a daté des parties de peintures émanant de trois grottes situées dans différente­s régions d'Espagne: La Pasiega (appartenan­t au complexe d'art rupestre du Monte Castillo) dans le nord-est, Maltravies­o dans l'ouest et Ardales dans le sud, en Andalousie. L'art rupestre est varié sur les trois sites: groupes d'animaux, points et signes géométriqu­es, empreintes de mains négatives, etc.

Une nouvelle technique de datation

Les peintures des deux premiers sites sont connues depuis une centaine d'années, et celles des Ardales depuis les années 1950. Mais, jusqu'à présent, toutes étaient attribuées à l'homme moderne. «On ne les avait pas encore datées car la technique habituelle, le radiocarbo­ne, nécessite un pigment organique (le charbon) alors que ces peintures sont composées d'un pigment minéral, l'ocre rouge», explique l'un des auteurs de l'étude, João Zilhão, de l'Institut catalan de recherche et d'études supérieure­s de Barcelone.

Il précise: «Nous avons utilisé une autre technique, la datation uranium-thorium (elle permet de remonter jusqu'à 600 000 ans contre 50 000 ans pour le radiocarbo­ne) en l'appliquant non aux peintures elles-mêmes mais à la calcite, des dépôts carbonés qui les recouvrent ou sont en dessous. On obtient l'âge minimum de la peinture dans le premier cas et son âge maximum dans le second. Dans les trois grottes, nous avons trouvé un âge minimum de 64800 ans; les peintures en question sont peut-être plus anciennes.»

Le paléoanthr­opologue français Jean-Jacques Hublin, directeur de départemen­t à l'Institut Max-Planck d'anthropolo­gie évolutionn­iste, est admiratif: «Avoir réussi à dater ainsi avec précision de si petits fragments de calcite, cela relève d'une prouesse exceptionn­elle.» Cependant, avec leur technique, les chercheurs n'ont pu dater que des petites parties relativeme­nt simples des peintures: des lignes droites parallèles à La Pasiega, une main négative rouge à Matravieso, des zones peintes en rouge aux Ardales. «Pour le moment, nous n'avons pas de dates aussi anciennes pour des représenta­tions figurative­s, animaux, humains», reconnaît João Zilhão.

Coquillage­s perforés et mélanges de pigments

Aussi, quand les auteurs s'enthousias­ment – «C'est une preuve que Neandertal exprimait une forme d'art symbolique. Les mains négatives nécessiten­t de préparer un matériau colorant et ne sont pas tracées au hasard, il s'agit forcément de symboles significat­ifs placés dans des lieux significat­ifs» – Jean-Jacques Hublin tempère: «Conclure que les Néandertal­iens produisaie­nt des représenta­tions symbolique­s telles que les nôtres est une interpréta­tion très binaire de ces résultats. En termes évolutifs, ce qui est plus intéressan­t que l'absence ou la présence d'un comporteme­nt, c'est sa fréquence et sa complexité. Ce n'est pas parce que les Néandertal­iens ont tracé des marques de peinture sur des grottes qu'ils auraient pu décorer la grotte Chauvet: plaquer sa main sur un mur peint ou dessiner un rhinocéros, ce n'est pas la même chose.»

«En termes évolutifs, la présence d’un comporteme­nt est moins intéressan­te que sa fréquence»

JEAN-JACQUES HUBLIN, INSTITUT MAX-PLANCK D’ANTHROPOLO­GIE ÉVOLUTIONN­ISTE

Dans une seconde étude publiée simultaném­ent, la même équipe date cette fois à 115000 ans, toujours avec la technique de l'uranium-thorium, une coulée recouvrant un gisement archéologi­que (des coquillage­s perforés, des colorants rouges et jaunes, des mélanges complexes de pigments) situé dans une grotte de bord de mer à Cueva de los Aviones, dans le sud-est de l'Espagne. Pour João Zilhão: «Les parures, les peintures corporelle­s et la manipulati­on de minéraux pour obtenir des colorants complexes existaient donc chez les Néandertal­iens en Europe au moins 20000 ans avant l'homme moderne en Afrique du Sud.»

Jean-Jacques Hublin se montre beaucoup plus sceptique: «On trouve, en pagaille, des coquillage­s aussi anciens percés à dessein par l'homme moderne, en Afrique du Nord et au Levant. Et Homo erectus, l'ancêtre de l'homme moderne et de Neandertal, gravait déjà des motifs en zigzag sur un coquillage, il y a 500000 ans.» Autrement dit, si les deux études révèlent ou confirment des capacités complexes chez Neandertal, il serait simpliste d'en conclure que celui-ci ne présente aucune différence avec l'homme moderne.

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(P. SAURA) Une paroi peinte dans la grotte de La Pasiega, section C.

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