Au Locle, Todd Hido écarte les fissures du rêve américain
Le Musée des beaux-arts du Locle dédie ses quatre expositions à la photographie. Todd Hido présente ses images désabusées de l’Amérique, qui véhiculent un sentiment de tristesse, une impression de menace imminente
Il se réjouit d’aller photographier les rues du Locle ce vendredi aprèsmidi. Parce que, explique-t-il, la ville a quelque chose de «brut», qui est forcément inspirant. Une aspérité que l’on retrouve dans les images de Todd Hido.
L’Américain expose plusieurs de ses séries au Musée des beaux-arts du Locle (Mbal). Et c’est comme d’emboîter le pas d’un rôdeur solitaire, passant ses nuits à guetter la présence de ses semblables à travers la lumière allumée d’une maison, entrant quelque fois dans les domiciles à l’abandon. Les paysages défilent à travers les vitres de sa voiture. Des femmes surgissent ça et là, nimbées de douceur ou biches aux abois.
Les images de Todd Hido ouvrent des portes sans jamais donner de clés; charge à chacun de les interpréter. De l’ensemble émane cependant un sentiment de tristesse, une impression de menace imminente, très loin d’une Amérique rutilante et porteuse du fameux rêve. Entretien.
Entre les façades photographiées la nuit et les intérieurs vides, vos images donnent le sentiment de suivre une personne en marge, exclue ou solitaire. Solitaire plutôt. Je passe beaucoup de temps à contempler les maisons la nuit, j’essaie d’observer ce qui se passe à l’intérieur mais je ne vois rien. J’imagine ce que vivent les gens qui s’y trouvent.
Vous imaginez mais vous ne montrez jamais. Pourquoi? Je veux que chacun projette son histoire dans mes images. Il y a une ambiguïté et j’aime cela. Je ne prétend pas dire aux gens ce qu’ils doivent ressentir, c’est leur affaire. Mais je veux qu’ils imaginent une histoire. Dans mes images, on a toujours l’impression que quelque chose vient d’arriver ou va se passer. C’est aussi pour cette raison que j’ai commencé à photographier des maisons vides, grâce à un ami travaillant dans l’immobilier. Les traces racontent la vie des gens qui habitaient là avant. Prenez ces dessins d’enfants sur le mur, cette couverture au sol ou cette saleté sur la lampe… c’est fascinant!
Vos photographies sont parfois tristes ou effrayantes. On est loin du rêve américain. Absolument! Je ne peux pas dire que le rêve américain n’existe pas, il arrive pour quelquesuns, mais globalement c’est une façade. Bon, mon père a obtenu une bourse d’études parce qu’il était footballeur, il a été le premier de sa famille à entrer à l’université. J’ai grandi à Kent, dans l’Ohio, là où il y a eu cette fusillade. Il y a eu 200 fusillades dans nos écoles en cinq ans, ce n’est pas le rêve américain, ça! Mon travail se situe là, quand les choses commencent à se fissurer. Personnellement, j’ai pu faire ce que je voulais de ma vie, j’ai eu beaucoup de chance. Je gagne de l’argent en prenant des photos que les gens collectionnent; ça c’est le rêve!
«Untitled #7373», 2009.
Petit, vous observiez le monde à vélo. Aujourd’hui c’est en voiture que vous prospectez? Oui je fais des tours et des tours, je roule lentement, j’observe et tout à coup je trouve une image. Il y a également toute une série photographiée à travers la vitre de ma voiture. Cela donne un aspect pictural aux paysages, très différents des vues frontales, purement documentaires que j’ai réalisées auparavant. J’aime bien renouveler les approches. En revanche, rien n’est mis en scène, qu’il s’agisse des extérieurs ou des intérieurs des maisons.
«Je ne prétend pas dire aux gens ce qu’ils doivent ressentir, c’est leur affaire. Mais je veux qu’ils imaginent une histoire»
Cette série, très picturale en effet, diffuse une certaine douceur malgré l’anxiété palpable. Oui, parce que je suis en réalité quelqu’un d’optimiste et heureux. Je peux me mettre à pleurer devant la télé mais je ne suis pas tourmenté.
Venons-en aux portraits. Vous photographiez des femmes uniquement. Pourquoi? J’ai reçu des commandes de magazines et suis entré en contact avec le monde de la mode. C’est là que j’ai rencontré Khrystyna Kazakova, une mannequin russe. Elle est différente de ces modèles qui se mettent à tourner sur elles-mêmes dès qu’elles voient un appareil-photographique. Khrystyna est réelle, elle a la capacité d’embrasser tous les rôles et les physiques. C’est elle que l’on retrouve sur la plupart de mes images, sans penser une seconde qu’il s’agit de la même femme. Nous travaillons en connivence. J’utilise la photographie pour réfléchir à certains pans de ma vie, de mon caractère. C’est fou ce que Khrystyna ressemble à ma mère! Il y a une sorte de thérapie dans mon travail.
Pourquoi des nus, un genre photographique largement en déclin? Parce qu’il y a là une histoire de vulnérabilité. Il ne s’agit pas de montrer des corps, comme c’est généralement le cas avec les nus. Je travaille toujours en collaboration avec les modèles. Je ne les paie pas, nous créons ensemble une oeuvre d’art.
L’affaire Weinstein et le mouvement «#Metoo» ont-ils modifié votre pratique? C’est une excellente question. Mon travail avait déjà commencé à changer avant cela, je suis parti sur d’autres pistes, des portraits de femmes habillées, de dos ou de profil notamment. Mais je n’ai jamais demandé à une femme de se déshabiller, la séance de pose se décidait ensemble et en confiance. Il m’est arrivé de poser pour elles aussi. Le mouvement #Metoo est l’une des choses les plus importantes qui soient arrivées depuis longtemps. Nous sommes sur la pointe de l’iceberg, beaucoup de choses vont heureusement changer! Et je ne dis pas cela seulement parce que j’ai une fille.
Quels sont vos projets? Après l’élection de Trump, je me suis mis à travailler sur des paysages extrêmement sombres. Cette administration est un vrai problème, elle inverse tout ce qu’elle peut. Regardez le dossier du changement climatique! Le pire est qu’elle n’est pas représentative du peuple américain et de ses convictions; je ne connais personne qui soutienne Trump.
▅ du 18 février au 27 mai 2018 au Musée des beaux-arts du Locle.