La P-26, un tabou tenace
La P-26 fait à nouveau parler d’elle! Un chercheur ayant à l’automne 2016 demandé à pouvoir consulter certaines de ses archives, les autorités fédérales ont fait rechercher les documents en question. Or, depuis le printemps dernier, on cherche mais on ne trouve pas: quelque sept classeurs et 20 dossiers ont mystérieusement disparu! Rappelons les enjeux de cette organisation qui avait défrayé la chronique il y a vingt-sept ans.
Elle n’eut d’abord ni nom ni de forme précise. Puis, elle s’appela «Service spécial» (dès 1957). Enfin, dès 1980, elle fut baptisée «P-26» et placée sous la houlette du Groupe renseignements et sécurité, puis du chef de l’état-major général. Deux événements lui ont fait prendre corps: le «coup de Prague» des communistes tchécoslovaques en 1948, et la répression par les troupes soviétiques de l’insurrection de Budapest en 1956. La P-26, cette organisation secrète de résistance en cas d’attaque soviétique, demeure l’un des plus grands tabous de la Guerre froide en Suisse, comme le confirme encore la polémique actuelle sur les archives volatilisées. Pas tant sans doute parce qu’elle renfermerait des cadavres dans le placard – encore qu’il y ait celui du major Herbert Alboth, un ancien chef de l’armée secrète assassiné avec sa propre baïonnette en 1990 –, mais surtout parce qu’elle met en jeu la sacro sainte neutralité de la Confédération.
Depuis des décennies, les membres de la P-26 se flattent de ce que ni le KGB, ni la Stasi, n’aient jamais découvert le pot aux roses; et que la gauche n’ait jamais réussi à l’infiltrer. Ils mettent en avant leur engagement pour la liberté et l’indépendance du pays, loin de toute velléité de putsch ou dérive antidémocratique. Qui plus est, il n’y aurait eu aucun lien avec l’OTAN ou la CIA. Juste d’honorables patriotes qui s’étaient préparés à agir, le jour J, derrière les lignes ennemies, en acquérant des renseignements sur l’ennemi, en entretenant la flamme de la résistance et en commettant des actes de sabotage.
D’après la commission parlementaire qui a enquêté sur l’organisation dans le prolongement du scandale dit «des fiches» en 1990, la P-26 se composait de trois parties: un état-major de conduite et d’instruction; un groupe de personnes de confiance chargées du recrutement et de l’administration des membres actifs; les membres actifs. A quoi s’ajouta un petit noyau de cinq parlementaires formant le «Groupe 426». Au total, un millier de personnes auraient été impliquées: disséminées sur tout le territoire, elles étaient réparties en cellules et ne se connaissaient pas entre elles, en vertu du principe du cloisonnement. Du matériel avait été dissimulé dans diverses caches et était prêt à l’emploi. Le budget de l’organisation aurait atteint jusqu’à 11 millions de francs les années grasses. On sait que furent mêlés à la P-26 le porte-parole du département militaire Hans-Rudolf Strasser, le journaliste Adalbert Hofmann, le socialiste Walther Bringolf, le libéral Jacques-Simon Eggly, la philosophe Jeanne Hersch, etc. On connaît aussi ses chefs: le divisionnaire Wey, le fameux colonel Albert Bachmann, Efrem Cattelan – et pour quelque temps, l’étrange Herbert Alboth.
Etant donné que tous les pays membres de l’OTAN ont vu l’apparition de semblables organisations pendant la guerre froide, telle la sulfureuse Gladio en Italie, on s’est demandé si la P-26 n’avait pas été partie prenante d’une constellation internationale. Une nouvelle enquête fut ordonnée à ce sujet et confiée au juge neuchâtelois Pierre Cornu – celui-là même dont certaines archives semblent avoir scandaleusement disparu –, qui est le seul à avoir pu consulter les papiers militaires suisses sur le sujet. Il en est ressorti que, malgré ses ressemblances avec ses homologues atlantiques, la P-26 n’était pas formellement liée avec l’étranger. Elle n’aurait jamais fait partie des instances qui, au sein de l’OTAN, coordonnaient les armées secrètes. Si le Conseil fédéral reconnut qu’une collaboration «dépassant ce qui est habituel dans le cadre militaire» avait eu lieu (surtout dans le domaine de l’instruction), il précisa que cette collaboration s’était déroulée uniquement sur un plan bilatéral, avec l’Angleterre. Quelques dizaines de Suisses se firent former aux techniques de sabotage et de lutte clandestine au centre d’entraînement militaire de Fort Monckton, où le MI6 et le SAS faisaient converger tous les cadres des organisations stay-behind. Dans le sens inverse, les Anglais effectuèrent certaines missions en Suisse en tant qu’instructeurs ou observateurs. L’armée suisse acquit par ailleurs les mêmes appareils de télécommunication Harpoon que ceux utilisées par ses consoeurs d’Europe de l’Ouest.
Ainsi, les autorités, soucieuses de préserver la fiction d’une neutralité absolue, ont invoqué le bilatéralisme comme preuve de non-intégration atlantique. Or l’historien qui est un peu au fait des questions touchant à la Guerre froide sera tenté d’affirmer que la P-26, sous le cachesexe d’une relation bilatérale, s’inscrivait bel et bien dans un cadre atlantique au sens large. Mais d’une manière suffisamment subtile pour que personne ne puisse mettre en cause la neutralité et la souveraineté du pays. Du fait que le système atlantique oeuvrait sous l’hégémonie des Etats-Unis, la P-26 et ses prédécesseurs durent forcément graviter dans l’orbite du renseignement américain. La CIA – au même titre que le MI6 – était de toute façon perçue comme un service ami par la Suisse. L’ennemi de mon ennemi est mon ami, dit-on. Pour les militaires les plus inquiets, il était naturel de se défendre collectivement lorsque l’on se trouvait menacé collectivement. Seulement, il était des accointances inavouables à l’époque de la Guerre froide, et ces dernières semblent toujours aussi difficiles à assumer aujourd’hui. Le problème, c’est qu’à force de cachotteries et d’archives qui disparaissent, on va finir par croire que ce tabou cache encore d’autres secrets…
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Soucieuses de préserver la fiction d’une neutralité absolue, les autorités ont invoqué le bilatéralisme comme preuve de non-intégration atlantique