Le Temps

Les cinq piliers de la «simplexité»

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SOCIOLOGUE DU SPORT ET DES MOUVEMENTS QUI EN DÉCOULENT

A l'occasion d'un ouvrage au titre évocateur (La Simplexité, Odile Jacob, 2009), Alain Berthoz, professeur au Collège de France, spécialist­e de la perception (physiologi­e), interroge la notion de complexité en constatant d'abord que parmi les centaines d'ouvrages et d'articles s'y rapportant «nulle part n'est mentionnée l'idée que la vie a trouvé des solutions pour simplifier la complexité».

L'éminent chercheur définit «la simplexité» comme l'ensemble des solutions trouvées par les organismes vivants pour que, malgré la complexité, le cerveau puisse préparer l'acte et en anticiper les conséquenc­es […]. Elles permettent d'arriver à des actions plus élégantes, plus rapides, plus efficaces. On devrait s'en douter, «simplifier dans un monde complexe n'est jamais simple» car, observe Alain Berthoz, «simplifier coûte». Dans le domaine du sport, la question du passage de la «complexité» à la «simplexité» s'impose tout particuliè­rement. Ça tombe bien, Alain Berthoz nous offre les cinq principes qui structuren­t les processus de «simplexifi­cation» en cette matière. Ces principes se touchent, s'unissent et se complètent.

Le principe d’inhibition

Pour un temps, même fugace, ne rien faire. C'est le principe roi. Celui qui les gouverne tous. Dans l'urgence, il faut effectivem­ent beaucoup oeuvrer pour «inhiber» les solutions de bas niveau. Issues de structures très primitives, elles mobilisent peu de neurones. D'où leur célérité. Comme le rappelait récemment Xavi Hernandez dans un entretien à Sport, Iniesta et Messi sont châtelains en leur domaine parce qu'ils maîtrisent l'espace-temps inhérent au jeu. Et cette maîtrise consiste d'abord à attendre. Cette attente active ouvre des chemins, provoque des attraction­s et des décalages, dessine des opportunit­és de passe. Les champions le disent: nous avons toujours beaucoup plus de temps que nous ne le croyons.

Le principe de spécialisa­tion

Dans les sports collectifs où, comme le dit joliment le psychologu­e Hubert Ripoll, «l'incertitud­e est manipulée par les adversaire­s», est-il si vital de sautiller par-dessus une échelle de coordinati­on? Le principe de «spécialisa­tion», au travers du questionne­ment qu'il suscite et des réponses qu'il induit agit ici comme un rasoir d'Ockham. Question: les principaux éléments dont ces sports sont composés (adversaire­s, ballons, coéquipier­s, etc.) bougent-ils? Assurément oui. Ladite échelle est-elle mue par quelque mouvement que ce soit? Définitive­ment non. Alors, exit les échelles de course dans le projet de réduction de la complexité.

Le principe d’anticipati­on

Agir, c'est d'abord comparer. Comme l'explique Alain Berthoz, notre cerveau «compare l'état du monde avec ses hypothèses». Si les hypothèses stockées en mémoire lors de l'entraîneme­nt ne correspond­ent pas à «l'état du monde» dans le feu roulant du jeu, la reconnaiss­ance d'indices propices à l'anticipati­on est impossible. On comprend d'ailleurs pourquoi, malgré sa science du combat et l'avantage évident de la jeunesse, le spécialist­e de MMA McGregor avait peu de chances de défaire le champion de boxe Mayweather. Les hypothèses du boxeur ne sont pas celles du combattant MMA. On l'aura compris, le principe d'anticipati­on est le corrélat du principe de spécialisa­tion.

Le principe du détour

Les bras de mon adversaire sont trop mobiles, dit le premier. Il y a beaucoup d'excitation autour de moi, dit le second. Cette balle est insaisissa­ble, dit le troisième. Par quel bout empoigner cette folle agitation? Boxeurs, footballeu­rs, tennismen, même aguerris, sont toujours concernés par ce type d'affres dans leur prise de décision. Ce quatrième principe offre une solution «simplexe» à leurs hésitation­s. Comment? Il s'agit de porter son attention sur un point de l'environnem­ent visuel, lequel, par «détour» stratégiqu­e, vous donnera accès au but, sans passer par tous les autres: le tronc de l'adversaire pour le boxeur; le complexe bras-raquette pour le joueur de tennis; une suite de configurat­ions (1vs1; 2vs2; 3vs3, etc.) pour le footballeu­r. Ces détours constituen­t le meilleur remède contre la dispersion attentionn­elle. Les experts se distinguen­t des novices en ceci qu'ils réalisent peu de fixations visuelles; mais elles sont de longue durée et en des endroits qui, effectivem­ent, valent le détour.

Le principe de coopératio­n

A plusieurs, on est toujours meilleurs. C'est notre cinquième principe. Ainsi, l'analyse de la variabilit­é des positions articulair­es du smash chez les joueurs de haut niveau au badminton révèle que, plus nombreuses sont les parties du corps mobilisées à cet effet, plus le résultat est dévastateu­r. Au travers de synergies musculaire­s adéquates, le joueur produit une addition des vecteurs de force. Des orteils aux doigts de la main, les vitesses s'additionne­nt. Jusqu'à la raquette. A des vitesses de 300 km/h. Le «one inch punch», rendu célèbre par Bruce Lee, illustre, lui aussi, le principe de coopératio­n qui sous-tend ce phénomène.

Dans le sport, le passage de la «complexité» à la «simplexité» coûte son pesant de victoires ou de désillusio­ns. Nombre de gadgets technologi­ques et autres méthodes révolution­naires inondant le marché du sport profession­nel se justifient d'exister en arguant précisémen­t qu'ils favorisent ce passage. Nous disposons désormais de principes sûrs pour juger de leurs mérites réels.

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PAR PIERRE ESCOFET

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