Le Temps

«#MeToo», une voix à contre-courant

Fondatrice d’une agence d’escort-girls et écrivaine, l’Allemande Hanna Lakomy s’insurge contre les féministes qui prétendent régenter «la façon dont les autres femmes mènent leur vie». Rencontre avec une provocatri­ce

- MALKA GOUZER, BERLIN

Ecrivaine et fondatrice d’une agence d’escort-girls à Berlin, Hanna

Lakomy pose un regard sans concession sur l’«ambivalenc­e» de #MeToo, à la fois mouvement d’émancipati­on et outil de terreur, selon elle. Rencontre.

«J'ai toujours eu le goût de la provocatio­n», admet celle que ses clients appellent Salomé Balthus. Diplômée en philosophi­e et en littératur­e à l'Université Humboldt, Hanna Lakomy travaille depuis cinq ans à Berlin comme prostituée. Elle ne divulgue pas son âge, mais nous devinons une petite trentaine d'années couronnée d'une crinière brune et attachée pour l'occasion. Elle se présente étonnammen­t sans une once de maquillage, modestemen­t vêtue.

En 2016, Hanna Lakomy a ouvert sa propre agence, Hetaera, qui vise une prostituti­on d'élite. Aux services habituels du métier s'ajoutent les plaisirs de l'esprit. Les filles Hetaera sont éduquées, ont de la conversati­on, aiment l'art et les belles choses – c'est du moins l'idée. Le tarif est d'environ 1000 euros pour deux heures. La première rencontre a toujours lieu dans un restaurant haut de gamme et se poursuit dans la chambre d'un hôtel cinq étoiles, à la charge du client. Dans le protocole, il est explicitem­ent souligné que les femmes Hetaera n'ont aucune obligation de passer à l'acte si elles n'y consentent pas. Hanna Lakomy connaît d'ailleurs Genève où elle s'est rendue récemment pour affaires: «Etait-ce l'hôtel des Bergues ou l'hôtel Richemond? Je ne sais plus.»

Ennemie jurée

En dehors de ce qu'elle appelle son travail élémentair­e, Hanna Lakomy écrit, notamment pour le journal Die Welt. Elle travaille à la rédaction de son premier livre. Ennemie jurée des féministes abolitionn­istes qui revendique­nt l'interdicti­on de la prostituti­on, Hanna Lakomy se bat pour que les femmes aient le droit d'user librement de leurs corps. «Si mon corps m'appartient, pourquoi n'aurais-je pas la permission de le vendre et de garder l'argent?»

On aurait envie de crier: parce que cela vous nuit, parce qu'il est mal d'échanger ses vertus pour une pièce en or. Offrir son corps à des inconnus ne finit-il pas par vous briser? «La seule chose que j'ai brisée, c'est ma dépendance financière envers mes parents et envers l'Etat», répond Hanna Lakomy en riant. «C'est un métier qui ne fait de mal à personne.»

Elle se rend régulièrem­ent à des colloques organisés par des organisati­ons féministes antiprosti­tution qui sont étrangemen­t, remarque-t-elle, le plus souvent

Hanna Lakomy: «La plupart des femmes qui se prostituen­t, même dans des conditions très basiques, le font par choix, et nous devons le respecter.»

«Si mon corps m’appartient, pourquoi n’aurais-je pas la permission de le vendre et de garder l’argent?» HANNA LAKOMY

affiliés à des partis politiques de gauche. «Ces organisati­ons abolitionn­istes essaient sans cesse de nous faire croire que nous sommes des victimes, que nous souffrons de symptômes post-traumatiqu­es similaires aux rescapés de guerre. Et lorsque vous leur affirmez que vous vous prostituez par choix, vous vous retrouvez immédiatem­ent classées parmi les sujets psychologi­quement atteints. Mais la vérité, poursuit Hanna Lakomy avec fermeté, c'est que la plupart des femmes qui se prostituen­t, même dans des conditions très basiques comme dans une maison close ou dans la rue, le font par choix. Elles préfèrent vraisembla­blement effectuer une fellation pour 20 euros sur un grand boulevard que de nettoyer les arrière-cuisines d'un McDonald's pour 20 euros par jour. C'est leur choix et nous devons le respecter!»

Fille de la RDA

Ce qu'Hanna Lakomy chérit plus que tout au monde c'est la liberté. Née en RDA, fille de l'artiste Reinhard Lakomy connu pour ses compositio­ns et chansons, elle craint parfois que la société libérale pour laquelle ses parents se sont tant battus soit à nouveau incriminée. Elle confie ses appréhensi­ons sur la «Thérèse rêvant» de Balthus, nue et suggestive, que des féministes souhaitent désormais interdire d'exposition au Metropolit­an Museum de New York. «Je ne serais pas étonnée que le prochain sur la liste soit le Lolita de Nabokov», dit-elle en poussant d'un revers de main son jus de pamplemous­se pressé. «Vous verrez, nous ne pourrons bientôt plus nous le procurer en librairie.»

En parlant du mouvement anti-harcèlemen­t provoqué par l'affaire Weinstein, Hanna Lakomy se montre partagée. «MeToo a le potentiel de devenir le mouvement émancipate­ur le plus puissant que les femmes aient connu depuis 1968. Mais il a aussi le potentiel de se transforme­r en une terreur ridicule. Les femmes comprennen­t enfin que leur corps leur appartient et qu'elles peuvent négocier les conditions de leurs rapports sexuels ce que, soit dit en passant, les prostituée­s ont toujours fait. Le problème vient du fait que certaines de ces femmes estiment qu'elles sont de facto responsabl­es de la façon dont d'autres femmes mènent leur vie et c'est à partir de là que les restrictio­ns émergent.»

Saleté et brutalité

Hanna Lakomy admire Catherine Deneuve, cette femme qui fut suffisamme­nt courageuse pour jouer Belle de Jour et qui à présent se montre suffisamme­nt courageuse pour s'exprimer à contre-courant. «Il est crucial dans tout rapport sexuel de conserver un brin de saleté et de brutalité et de laisser place, de façon ludique bien sûr, aux rapports de force, estimet-elle. Voulons-nous que les hommes se transforme­nt en nounours passifs n'osant plus rien dire de peur d'être dans leur tort?»

Selon elle, Catherine Deneuve ne condamne aucunement la vague MeToo. Ce qu'elle condamne, ce sont les mouvements puristes et conservate­urs qui essaient de surfer dessus. «Nous ne pouvons pas condamner les hommes aujourd'hui pour ce qu'ils ont fait pendant plus de 5000 ans.»

Le hashtag #MeToo englobe selon elle une partie infime et bien visible de la société. Une classe sociale parmi laquelle les femmes ont dans la majeure partie des cas toujours eu, selon Hanna Lakomy, les possibilit­és de sortir d'une situation abusive. «Les abus surviennen­t le plus souvent dans les classes inférieure­s de la société, chez des femmes qui sont inconnues et qui ne peuvent pas se permettre de se révolter, car elles risqueraie­nt de se retrouver dans la rue. Les femmes de ménage ou celles qui travaillen­t dans des centres d'appel – ces femmes sans visages ne crient pas #MeToo.»

Quant aux autres, leurs motifs ne seraient pas toujours de nature univoque. Et si crier #MeToo était devenu, consciemme­nt ou non, un moyen d'accroître son pouvoir par la victimisat­ion?

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(G.UWE HAUTH)

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