Quand les troupes de théâtre s’invitent dans votre appartement
Jusqu’en mai, trois spectacles itinérants s’invitent dans l’appartement de particuliers à Delémont, Bienne, en Ajoie et jusque dans les Franches-Montagnes. Un projet lancé par le forum culture, qui espère fédérer la vie culturelle interjurassienne
«L’événement a réuni des spectateurs originaires du Jura comme du Jura bernois, et ce, après toutes les tensions liées à la votation sur Moutier. L’objectif est atteint»
MARTIAL COURTET,
MINISTRE JURASSIEN DE LA CULTURE
Devant la porte, on hésite presque à sonner. A part un petit lampion perché sur la boîte aux lettres, rien ne semble indiquer qu'un théâtre éphémère a élu domicile ici, au rezde-chaussée de cet immeuble delémontain. Et on aimerait bien éviter de débarquer chez le mauvais voisin, en plein souper et interloqué…
La porte s'ouvre et nous sommes rassurés: le spectacle, c'est bien ici que ça se passe. Ce soir, c'est Karine Mertenat et Mathieu Grégoire-Racicot qui reçoivent et, pour l'occasion, leur salon a subi quelques chambardements: remisée, la table à manger a laissé place à trois rangées de chaises qui font office de gradins. Les bibelots ont été déplacés. Quant à la scène, elle est simplement délimitée par la baie vitrée et le long canapé familial, ligne invisible qu'on nous demande de ne pas franchir. «Et sinon… faites comme à la maison!»
Julien Mégroz ne s'est pas fait prier. La veille déjà, le comédien-percussionniste et son équipe ont investi le domicile du couple pour installer leur barda. Sa pièce, La Table des matières, ouvre la première saison de spectacles «hors les murs» organisée par le fOrum culture. Après un appel à idées lancé en 2016, trois projets, conçus pour être joués chez des particuliers, ont été retenus, subventionnés et peaufinés. De février à mai, les pièces en question emménageront à Bienne, Saint-Imier, en Ajoie ou encore dans les Franches-Montagnes pour une cinquantaine de dates.
A Delémont, une quinzaine de spectateurs ont investi le salon où trône une table en bois savamment éclairée. Pendant une heure et des poussières, on regarde, hypnotisés, Julien Mégroz se jouer de l'objet quadrupède. Il en tambourine le plateau, en extrait des objets incongrus, la transforme en socle à origami ou en piste d'atterrissage pour un avion-bouchon. Un enchaînement de scènes tantôt absurdes, tantôt cocasses, que viennent enrichir des effets visuels et sonores étonnants: grâce à des dispositifs cachés dans les recoins de l'appartement, on croit entendre une mouche tournoyer dans le salon, un chat miauler dans la cuisine et des invités s'égosiller dans le bureau. Autour de nous, le logis prend vie.
«L'idée était d'exploiter le lieu au maximum via la spatialisation du son, en donnant l'impression que les chambres dialoguent avec moi», explique Julien Mégroz. Un concept qui se prêtait merveilleusement au cadre intimiste des spectacles en appartement. «On est tellement proches des gens… plutôt que d'éviter leur regard, je m'adresse à eux directement pour leur raconter mon histoire. La séparation entre scène et public se brouille.»
Convivial et personnalisé, le foyer favorise un sentiment de proximité… mais encore fallait-il le dénicher. D'autant que pour La Table des matières, le lieu devait correspondre à une certaine configuration et permettre une obscurité quasi complète. Des conditions remplies par l'appartement de Mathieu Grégoire-Racicot et Karine Mertenat, qui n'ont pas hésité longtemps avant d'ouvrir leur porte aux comédiens.
«C'était l'occasion de vivre un spectacle de l'intérieur, explique Karine Mertenat. Mais aussi de découvrir notre chez-nous sous un nouveau jour. Ça brise la routine», sourit-elle en préparant l'apéritif pour les spectateurs et la troupe, qui restera pour souper. Le geste se veut aussi un coup de pouce à la vie culturelle locale. «Quand on habite dans une région excentrée, il faut être inventif et montrer l'exemple.»
Encourager la création dans l'Arc jurassien, c'est justement la mission du fOrum culture, structure mise sur pied il y a deux ans et pilotée par des personnalités culturelles locales. «A travers ces spectacles, nous espérons nourrir les acteurs de la région et atteindre de nouveaux publics, détaille Nicolas Steullet, membre du comité du fOrum culture. Les personnes qui accueillent les pièces inviteront peut-être des amis qui ne fréquentent pas les salles de spectacles traditionnelles.»
Créer des ponts avec la population mais aussi entre les villes du Jura, du Jura Bernois et de Bienne: l'enjeu est central, huit ans après le rejet du projet de théâtre interjurassien par le canton de Berne et trois ans avant l'inauguration d'un nouveau théâtre à Delémont. «Jusqu'à présent, les programmateurs manquaient d'outils pour se mettre autour de la table et penser des spectacles à l'échelle du territoire. Des spectacles qui se promènent dans toutes ces localités, c'est exceptionnel!»
Un théâtre qui fédère, cela ravit aussi Martial Courtet, ministre de la Culture du canton du Jura, présent à la première de La Table des matières. «L'événement a réuni sous le même toit des spectateurs originaires du Jura comme du Jura bernois, et ce, après toutes les tensions liées à la votation sur Moutier. L'objectif est atteint.»
En proposant une formule «hors les murs» originale, le fOrum culture espère également intéresser le reste des programmateurs romands, parfois frileux à l'idée de s'aventurer jusque dans les salles jurassiennes. Une seconde saison est d'ailleurs prévue, investissant cette fois des lieux d'exposition comme le Musée jurassien des arts à Moutier ou le Musée jurassien d'art et d'histoire à Delémont. Et Nicolas Steullet, amusé, ne compte pas s'arrêter là: «Pourquoi pas imaginer des spectacles dans les piscines communales, dans les sous-bois ou même dans les magasins? Les possibilités sont infinies.»
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Spectacles en appartement, dans le Jura bernois, le canton du Jura et à Bienne. Jusqu’au 27 mai. www.forumculture.ch