Le Temps

Bruxelles défie Londres sur l’Irlande

Inquiète de la lenteur des négociatio­ns à treize mois du Brexit, la Commission européenne a mis les pieds dans le plat et proposé une zone de réglementa­tion commune pour les deux Irlandes

- SOLENN PAULIC, BRUXELLES

Pousser le Royaume-Uni dans ses retranchem­ents pour le forcer à se positionne­r, notamment sur la question hautement sensible de l'Irlande du Nord. C'est la stratégie non sans risques qu'ont choisie hier la Commission européenne et son négociateu­r Michel Barnier pour exhorter Londres à accélérer des pourparler­s en souffrance.

Inquiète ou agacée par l'inertie et les divisions du cabinet de Theresa May, l'institutio­n a décidé de ne pas attendre et a commencé à traduire dans un texte juridiquem­ent contraigna­nt les aspects déjà plus ou moins négociés avec Londres. Elle a en particulie­r détaillé hier la façon dont elle compte régler la question des deux Irlandes et contourner l'une de ses absolues lignes rouges: le rétablisse­ment d'une frontière physique entre l'Irlande et l'Irlande du Nord, bannie depuis l'Accord du Vendredi-Saint de 1998.

Au sein de la Commission, l’urgence du calendrier semble avoir pris le pas sur les états d’âme

Son remède? Créer une «zone réglementa­ire commune» en Irlande, zone au sein de laquelle s'appliquera­ient à la fois les règles européenne­s du marché intérieur et celles de l'union douanière. En clair: les règles de contrôles vétérinair­es et les normes pour les produits phytosanit­aires seraient les mêmes au Sud et au Nord, et aucun contrôle des biens et marchandis­es n'aurait lieu entre les deux parties de l'île. Idem pour les aspects concernant les aides d'Etat, le secteur de l'électricit­é ou encore l'agricultur­e et la pêche, tous unis dans une même cohérence réglementa­ire inspirée des normes européenne­s. Les contrôles des biens et marchandis­es auraient donc lieu ailleurs… en l'occurrence dans les ports britanniqu­es ou à Belfast, ce qui reviendrai­t donc à créer une frontière entre l'Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni.

Impossible à avaler tel quel, a aussitôt prévenu Theresa May, ne voyant pas comment un premier ministre pourrait accepter un projet qui compromett­rait l'«intégrité» du pays, notamment «constituti­onnelle», en créant une «frontière douanière et réglementa­ire en mer d'Irlande». Certains Britanniqu­es évoquaient même directemen­t hier une annexion de l'Irlande du Nord par l'Union européenne.

Trois options

Sur le principe d'éviter une hard border en Irlande, les trois parties concernées (Londres, Bruxelles et Dublin) sont d'accord. Elles en avaient pris l'engagement le 8 décembre lorsque Theresa May était venue rencontrer Jean-Claude Juncker et approuver un projet d'accord initial. Problème: rien ou presque ne s'est passé depuis sur l'Irlande, comme sur d'autres aspects de la négociatio­n d'ailleurs, et le négociateu­r français ne cesse de répéter que l'heure tourne. Il ne reste en effet que huit mois aux deux acteurs pour se mettre d'accord sur les termes de leur divorce ainsi que sur leur future relation commercial­e et sécuritair­e. Et il ne demeure que treize mois avant que le Royaume-Uni ne quitte effectivem­ent ses partenaire­s.

L'UE a toujours averti son partenaire que tout marché final passerait par le feu vert de Dublin. C'est le gouverneme­nt de Leo Varadkar qui devra dire en fin de course à ses 26 homologues si la solution proposée pour l'île permet de valider l'ensemble des négociatio­ns.

Pour la Commission, il est plus que temps d'avancer sur ce point crucial. D'après Michel Barnier, ces pistes de solution ne devraient pas surprendre le gouverneme­nt britanniqu­e. En décembre, il avait été convenu que la question irlandaise se réglerait de trois manières possibles: soit dans le cadre des futures relations, sur lesquelles l'UE attend impatiemme­nt une clarificat­ion, si possible le 2 mars; soit dans le cadre de solutions avancées par Londres, qui ne sont toujours pas arrivées sur la table; soit par défaut, dans le cadre d'un alignement réglementa­ire avec l'UE. Cette dernière hypothèse avait été concédée par Theresa May, tenue par son partenaire unioniste nord-irlandais du DUP.

Au sein de la Commission, l'urgence du calendrier semble avoir pris le pas sur les états d'âme et sur les problèmes politiques que cette unificatio­n déguisée de l'Irlande pourrait réserver au gouverneme­nt de Theresa May. Michel Barnier s'est défendu hier de toute intention de nuire ou de «provoquer» son homologue. Il assure ne chercher qu'à trouver des solutions «pragmatiqu­es». Et a promis que toute meilleure idée de Londres sur le sujet serait immédiatem­ent étudiée et pourrait se substituer à la piste de la zone réglementa­ire commune…

En position de force

Le fait est que la Commission et les Vingt-Sept sont à ce jour en position de force face à un gouverneme­nt britanniqu­e incapable de dire ce qu'il veut pour la suite. Dans le texte publié hier, Bruxelles s'est engouffré dans toutes les brèches ouvertes par la faiblesse de son adversaire. Toutes ses lignes rouges ont été rappelées: Londres devra in fine accepter la compétence de la Cour de justice de l'UE dès que le droit européen sera en jeu; la période de transition demandée par le gouverneme­nt May après mars 2019 ne pourra durer que jusqu'à la fin de 2020 (Londres veut deux ans); et aucun veto ne pourra être posé à une nouvelle règle entrant en vigueur au cours de cette période. Tous les citoyens européens arrivés entre mars 2019 et fin 2020 au Royaume-Uni devront aussi disposer de droits ad vitam aeternam, exactement comme ceux présents sur le sol britanniqu­e avant le 29 mars 2019…

Face à toutes ces exigences, la prise de parole de Theresa May prévue ce vendredi s'annonce ardue.

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(PAUL FAITH/AFP PHOTO) Membres de la campagne pro-européenne «Border communitie­s against Brexit» devant le siège de l’assemblée nord-irlandaise à Belfast.

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