Le Temps

Jean-Marie Le Pen rouvre les plaies françaises

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

Le fondateur du Front national assume tout dans ses mémoires à peine imprimés et déjà en rupture de stock. Le roman d’un «Fils de la nation» qui justifie la torture et qualifie de «traîtres» les partisans de l’indépendan­ce de l’Algérie

Avis aux lecteurs: Jean-Marie Le Pen est encore loin d’avoir livré tous ses secrets. Fort de 442 pages, Fils de la nation (Ed. Muller) n’est que le premier tome des mémoires du fondateur du Front national, devenu le plus féroce détracteur de celle qui le préside aujourd’hui: sa fille cadette Marine Le Pen. Que retenir à la lecture de ce pavé bien écrit, riche d’anecdotes, qui court de l’enfance bretonne de l’auteur à l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, en 1958? Un parcours typique de combattant d’extrême droite, marqué à vie par la camaraderi­e de soldats sur les champs de bataille coloniaux, et obsédé par la «décadence» d’une société qui a selon lui oublié l’amour d’une patrie «où le grand remplaceme­nt de notre peuple s’accompagne et prétend se justifier par le grand remplaceme­nt de notre histoire».

Aucun remords

On savait le patriarche de la famille Le Pen déterminé à ne pas laisser son héritière l’enterrer, depuis leur divorce public d’avril 2015 après son odieuse référence aux «chambres à gaz, détail de l’histoire du second conflit mondial». C’est chose faite avec ce livre publié par un éditeur spécialisé «dans la défense de la France» et installé depuis quelques jours aux premières places des sites de vente en ligne, avant même son arrivée physique en librairie ce mercredi.

La légende Le Pen y est sculptée chapitre après chapitre. Légende du père marin-pêcheur, tué lors de l’explosion de son chalutier sur une mine sous-marine en 1942. Légende de l’adolescent résistant Jean-Marie, qui raconte comment, pistolet au poing, il renonça au dernier moment, au printemps 1945, à tuer un soldat allemand pour venger ce père défunt. Légende de l’engagé volontaire Le Pen en Indochine, parti après son entraîneme­nt parachutis­te à Sétif sur le paquebot Pasteur à destinatio­n de Saigon où il se retrouvera sous le commandeme­nt de son futur héros: le colonel Jeanpierre, qu’il suivra en Algérie où celui-ci trouvera la mort. Légende d’un anticommun­iste viscéral pressé d’en découdre au nom du drapeau tricolore: «Avec moi ça brassait, ça théorisait. J’étais venu en Indochine pour défendre la France que j’aimais et, découvrant la réalité de ses adversaire­s, je cherchais les moyens de les vaincre.»

«On a parlé de torture. Il serait bon de définir le mot. Qu’est-ce que la torture?»

JEAN-MARIE LE PEN

Aucun remords. Aucune reconnaiss­ance, même tardive, de la justesse du combat anti-colonial et du droit des peuples colonisés. Tout n’est, chez Jean-Marie Le Pen aujourd’hui âgé de 89 ans, «qu’accrochage­s sanglants et héroïques» taillés pour plaire aux lecteurs d’extrême droite, surtout masculins. Publié deux semaines pile avant le prochain congrès du Front national les 10 et 11 mars à Lille, durant lequel le futur changement de nom du parti doit être acté, le livre met des mots qui fâchent sur les pires plaies françaises. A commencer par la torture en Algérie, que l’auteur se défend d’avoir pratiquée tout en affirmant qu’il l’aurait fait si… «On a parlé de torture. Il serait bon de définir le mot. Qu’est-ce que la torture? Où commence-t-elle? Où finit-elle? Tordre un bras, est-ce torturer? Et mettre la tête dans un seau d’eau? […] la campagne contre la torture en Algérie fut, d’un point de vue intellectu­el, une pitrerie, un scandale moral, […] un mensonge, une inversion historique transforma­nt des tueurs en victimes, une trahison en temps de guerre.»

On se doute bien que «Le Menhir» (son surnom politique) a quand même pris ses précaution­s juridiques en écrivant lui-même cette autobiogra­phie. Et c’est aussi pour cela qu’elle mérite d’être lue, tant ce premier tome (les attaques au vitriol contre tous ceux qui tentèrent de lui ravir le FN viendront à coup sûr dans le volume prochain) reflète les braises jamais éteintes d’un violent nationalis­me français. Exemple sur la Seconde Guerre mondiale: «Ma fille Marine m’en fait grief. A en croire la rumeur, je serais un obsédé. Eh bien remettons les choses à l’endroit […]. Je récuse solennelle­ment les jugements biaisés que produit une mémoire falsifiée travestie en histoire. Quel coeur juste, quel esprit droit, peut supporter qu’on condamne à mort un maréchal de France (Philippe Pétain) qui sacrifia sa gloire et son repos à la France? Quel coeur juste peut tolérer que l’on fusille Brasillach (ndlr: un romancier qui fit l’éloge de la collaborat­ion durant l’Occupation)? Je n’aime pas les fausses balances de l’histoire. Elles sont à vomir.»

Amoureux de la vie

Jean-Marie Le Pen est dans son livre comme dans la réalité. Dur. Infatigabl­e. Sectaire. Mais aussi, toujours, amoureux de la vie. Alors que son avocate de fille, arrivée en politique presque par hasard, n’en finit pas de ressasser sa défaite présidenti­elle face à Emmanuel Macron, Fils de la nation dit une époque que l’on rencontre encore dans les rassemblem­ents du Front national: celle des anciens combattant­s, celle du soutien aveugle à l’ordre et aux valeurs chrétienne­s, celle des nations vouées à sacrifier leurs jeunesses sur les champs de bataille. «Ma mauvaise réputation, je m’en moque. Les dames patronness­es du système m’ont assez expliqué que cela nuisait à mon avenir…», conclut le vieux putschiste dans l’âme, muet sur bien des zones d’ombre, comme l’héritage controvers­é du cimentier Lambert qui lui assura sa fortune dans les années 70. Le tribun-écrivain reste un redoutable manipulate­ur des faits.

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(JOEL SAGET/AFP PHOTO) Jean-Marie Le Pen à Saint-Cloud, dans l’ouest de Paris.

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