Le Temps

Ce que le renvoi de l’égalité salariale dit du parlement

- LISE BAILAT, BERNE @LiseBailat

Le projet d’analyse obligatoir­e des salaires dans les grandes entreprise­s retourne en commission. Les hommes du PDC ont pesé de tout leur poids mercredi dans un débat qui illustre les courants profonds qui traversent les Chambres fédérales

Personne n’avait vu le coup venir. Le Conseil des Etats est entré en matière mercredi sur une modificati­on de la loi sur l’égalité. Mais dans la foulée, il a décidé de renvoyer le projet en commission. Il ne veut pas soumettre les grandes entreprise­s à l’obligation de contrôler leurs salaires et d’en publier le résultat. Il demande l’étude de solutions «alternativ­es» pour mettre fin ou du moins réduire les discrimina­tions salariales entre hommes et femmes en Suisse. L’écart inexplicab­le est estimé en moyenne à environ 600 francs par mois.

Konrad Graber (PDC/LU), auteur de la propositio­n de renvoi, imagine d’autres modèles: «Il s’agirait d’introduire une auto-déclaratio­n pour une partie des entreprise­s, sans contrôle étatique. On pourrait aussi imaginer prendre des mesures d’analyse des salaires d’abord dans le secteur public avant de les transposer dans le secteur privé dans quelques années.» Ses adversaire­s dénoncent une manoeuvre dilatoire empreinte de mauvaise foi.

Passionné, le débat mené mercredi par le Conseil des Etats sur l’égalité salariale – trente-sept ans après l’inscriptio­n de ce principe dans la Constituti­on fédérale – en dit beaucoup sur le fonctionne­ment du parlement fédéral.

Le poids de l’économie

Il dit tout d’abord le poids incontesté de l’économie dans la politique fédérale. Lors de la consultati­on, 13 cantons ont approuvé la modificati­on de la loi sur l’égalité, 13 l’ont rejetée. Les conseiller­s aux Etats représente­nt leurs cantons. Mais ils n’ont pas répliqué leurs positions à l’échelle 1:1. Les cinq faîtières de l’économie qui désapprouv­aient la modificati­on de la loi ont pu compter sur

«Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu pas l’égalité venir? Je ne vois rien que l’économie qui s’apitoie et le parlement qui louvoie»

RAPHAËL COMTE, CONSEILLER AUX ÉTATS (PLR/NE)

des avocats de poids. Hans Wicki (PLR/NW): «Il est clair que l’économie prend au sérieux le mandat constituti­onnel. L’écart salarial diminue progressiv­ement.» Hannes Germann (UDC/SH): «Cette loi trahit une méfiance envers l’économie. Il y a des différence­s qu’il faut accepter dans un marché du travail libéral.» Des hommes de droite ont donné la réplique, dont un ironique Raphaël Comte (PLR/NE), paraphrasa­nt un dialogue tiré de Barbe-Bleue: «Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu pas l’égalité venir? Je ne vois rien que l’économie qui s’apitoie et le parlement qui louvoie.»

Le jeu politique

La manière dont cette décision de renvoi s’est imposée illustre aussi le jeu politique, en particulie­r des hommes PDC, opposés aux femmes PDC au sujet de l’égalité salariale. L’influent Lucernois Konrad Graber n’a informé sa collègue Anne Seydoux, porte-parole de la commission préparatoi­re, que mercredi matin de sa propositio­n de renvoi. «Le PDC s’adonne au slalom géant! dénonce Didier Berberat (PS/NE). Il cherche à condamner cette loi à un enterremen­t de première classe. Une auto-déclaratio­n sans contrôle ne servira à rien.» Konrad Graber, considéré comme un possible candidat à la succession de Doris Leuthard au Conseil fédéral, se montre serein face aux critiques: «La seule chose que l’on puisse me reprocher est de retarder les travaux de trois ou six mois.»

Deux approches s’opposent

L’égalité salariale divise autant parce qu’elle fait aussi s’entrechoqu­er deux approches diamétrale­ment différente­s. En une phrase, Géraldine Savary (PS/VD) a résumé la première, celle qui veut qu’un principe s’impose enfin: «Qu’est-ce que je dirai à mes filles après-demain quand je rentrerai chez moi? Ben voilà, depuis vingt ans que je fais de la politique, depuis dix ans que je suis au Conseil des Etats, je n’ai pas réussi à résoudre une quesLe tion fondamenta­le qui est le respect qu’elles peuvent attendre de la société vis-à-vis d’elles quand elles se lanceront dans la vie profession­nelle.» La conseillèr­e fédérale Simonetta Sommaruga a prévenu: «Le temps des mesures volontaire­s est terminé.» La ministre n’est pas parvenue à convaincre les élus qui souhaitera­ient d’abord analyser plus en profondeur les causes des discrimina­tions salariales et doutent de la pertinence de la base statistiqu­e fournie par la Confédérat­ion en la matière.

Dans les tribunes du Conseil des Etats et en plénum, les nombreuses femmes mobilisées par l’organisati­on Alliance F ont assisté aux débats, dépitées, sans oser perturber la quiétude du cénacle – de l’aveu même de leur coprésiden­te Kathrin Bertschy (Vert’libéral/BE). Inaudibles, les revendicat­ions des femmes en Suisse? «Nous avons exercé une grande pression et nous allons la maintenir, répond Kathrin Bertschy. Mais en Suisse, les médias parlent davantage de 200 paysans qui défilent sur la place Fédérale avec leurs vaches que de milliers de femmes qui manifesten­t pour l’égalité salariale!»

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