Le Temps

La Ghouta: un massacre aux yeux du monde

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Dans un texte daté de janvier 2013 intitulé «Syrie, terre d'oubli», l'intellectu­el et opposant syrien Yassin al-Haj Saleh analyse la dimension politique de l'oubli qui a frappé le pays après le massacre d'Hama perpétré en 1982 par les forces du régime de Damas. Ce dernier est alors devenu une «machine à empêcher la mémoire collective, à réprimer le souvenir et sa formulatio­n», d'autant plus qu'en l'absence d'images d'époque des atrocités et de l'extrême rareté des témoignage­s directs, il s'est instauré en Syrie une «mémoire de la peur». A l'inverse, selon Yassin al-Haj Saleh, la «révolution syrienne, trente ans plus tard, se documente ellemême au jour le jour» et «elle est en train de trouver le chemin d'un récit public». Durant plusieurs années, jusqu'à aujourd'hui, en dépit des atrocités, ce récit est multiforme: témoignage­s, romans, poésie, arts plastiques, films documentai­res…

Or l'écrasement de la Ghouta orientale et des localités comme Douma est d'autant plus important pour le régime, car, précisémen­t au contraire d'Hama en 1982, il se déroule aux yeux du monde, en direct. La violence inouïe qui s'exerce contre la banlieue est de Damas témoigne de sa volonté non seulement d'annihiler les conseils locaux qui ont fait vivre, comme à Daraya auparavant, des expérience­s d'organisati­ons politiques et sociales en dépit des sièges et des pressions des groupes armés non étatiques, mais également, de tirer un trait sur la capacité d'une partie des Syriens à formuler un récit public qui lui échappe.

Par ailleurs, outre la reprise de l'ensemble du territoire national comme l'a encore déclaré son ambassadeu­r auprès de l'ONU, le régime de Damas montre, à travers les opérations militaires menées contre la Ghouta orientale, la marge de manoeuvre qu'il compte s'octroyer vis-à-vis de son parrain russe. En effet, si ce dernier l'emporte militairem­ent sur le terrain, il risque d'échouer sur un plan diplomatiq­ue et politique, dans la mesure où le pouvoir syrien peut jouer sur le soutien d'autres parrains, en premier chef l'Iran, qui n'ont pas forcément le même agenda, ni les mêmes objectifs politiques. Les multiples amendement­s excluant de la trêve tels ou tels groupes armés rend la résolution 2401 adoptée par le Conseil de sécurité quasiment impossible à tenir.

Par conséquent, la poursuite des bombardeme­nts sur la Ghouta orientale constitue un message du régime syrien affichant un sentiment d'impunité, mais aussi un possible signal que la Russie semble de plus en plus aspirée par un conflit dans lequel elle ne pourrait ne plus réussir son numéro de funambule. Comment pourrait-elle concilier dans un processus diplomatiq­ue des implicatio­ns militaires sur le terrain aussi antagonist­es que celles de ses différents partenaire­s dans le processus d'Astana, lequel semble désormais presque aussi moribond que celui de Genève.

Au-delà du cas de la Russie, le martyre de la Ghouta que les Occidentau­x peuvent suivre en direct renvoie aussi leurs chanceller­ies et diplomatie­s à leur échec. Victimes du syndrome de la «diplomatie de club», celles-ci n'ont entrepris aucun véritable effort de négociatio­n, dès le début de la révolte, avec les différents soutiens du pouvoir en place. Jeter des anathèmes, en excluant certains acteurs régionaux les plus importants lors des premières négociatio­ns de Genève, et définir des lignes rouges intenables a abouti à se priver des possibilit­és d'exercer une pression sur le régime syrien ainsi qu'à renforcer l'internatio­nalisation du conflit. Jamais les questions de fond – quelle gouvernanc­e, quel type d'Etat et de régime politique – n'ont été sérieuseme­nt abordées dans les enceintes internatio­nales.

Aujourd'hui, incapable d'instaurer un embargo médiatique comme ce fut le cas en 1982, le régime de Damas ne compte plus imposer un oubli d'«ordre politique», mais une «mémoire de la peur» construite sur le souvenir de la répression exercée à la face du monde. Jouant sur les divisions de ses soutiens et le blocage diplomatiq­ue, le pouvoir syrien a enfermé une partie de sa population dans un face-à-face mortel et tente coûte que coûte de récupérer le monopole du «récit public», si bien que les récits de la révolte et du conflit risquent de prendre rapidement une dimension posthume.

L’écrasement de la Ghouta orientale est d’autant plus important pour le régime, car, au contraire d’Hama en 1982, il se déroule en direct

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NICOLAS APPELT ASSISTANT-DOCTORANT AU GLOBAL STUDIES INSTITUTE DE L'UNIVERSITÉ DE GENÈVE

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