Le Temps

Les tentacules de la mafia en Slovaquie

Le journalist­e Jan Kuciak, 27 ans, vient d’être assassiné avec sa compagne près de Bratislava. Nous publions ici son dernier article, qui détaillait l’infiltrati­on de la ‘Ndrangheta calabraise en Slovaquie

- JAN KUCIAK

Il y a quatorze ans, un Italien nommé Carmine Cinnante est arrivé dans la ville de Michalovce. Un matin, il a démarré sa Fiat pour se diriger vers l’Italie. Remarquant une patrouille de police sur une route de campagne, sa Punto blanche à plaques italiennes a fait brutalemen­t demi-tour.

La police s’est méfiée et a arrêté la voiture. Sur le siège arrière, elle a trouvé une mallette en bois noir avec une arme à feu, 50 balles et un chargeur. C’était une mitrailleu­se tchécoslov­aque avec pointeur laser dont le numéro de production avait été effacé. Cinnante a été accusé de possession criminelle d’une arme, et le juge du Tribunal de district de Michalovce l’a condamné à 2 ans de probation.

A cette époque, le procureur s’adressait à l’Italien en tant qu’«entreprene­ur avec des affaires en Slovaquie dans le domaine de l’agricultur­e». Quelques mois plus tard, la police italienne est venue arrêter Cinnante pour contreband­e d’armes au profit du patron mafieux Guirin Iona. Ce dernier était à la tête de Belvedere Spinello, l’un des clans de la mafia italienne la plus forte du moment – la ‘Ndrangheta.

Carmine Cinnante n’est pas le seul Italien lié à la mafia qui a trouvé une deuxième maison en Slovaquie. Ces gens ont commencé à faire des affaires, à recevoir des subvention­s, à obtenir des fonds de l’UE et à nouer des relations avec des personnali­tés influentes en politique – jusqu’au Bureau du gouverneme­nt de la République slovaque.

L’éminent Monsieur Vadala

Dans une coopérativ­e agricole du district de Trebišov, les affaires du mafioso Carmine Cinnante rencontren­t celles d’Antonino Vadala. Lui aussi a eu des problèmes avec la police en Italie. Le lundi 3 février 2003, le Tribunal de Reggio Calabria a jugé neuf accusés dans une affaire impliquant le clan Libri, l’un des plus puissants de la ‘Ndrangheta.

Parmi les accusés se trouvait Antonino Vadala, originaire du village de Bova Marina, dans le sud de la Calabre. Selon les enquêteurs italiens, il a aidé à cacher le mafieux Domenic Ventura, reconnu coupable du meurtre brutal d’un membre de la bande. Des policiers italiens ont capturé des conversati­ons téléphoniq­ues entre Antonino Vadala et Francesco Zindato, le patron du clan. En 2003, cependant, Vadala a été libéré faute de preuves.

Dans une autre affaire, un tribunal décrit comment Antonino Vadala et deux autres hommes se sont rendus à Rome pour «punir» physiqueme­nt une personne inconnue qui «a causé des dommages au clan».

Lorsque Vadala a fait face aux accusation­s en Italie, il n’est pas allé au tribunal pour entendre le verdict. Il a trouvé refuge dans l’est de la Slovaquie. Vadala y a démarré une activité florissant­e en agricultur­e, puis en immobilier et en énergie. Il est devenu l’une des figures les plus éminentes de la communauté italienne en Slovaquie

Conseillèr­e de choc

En 2009, il avait prévu de construire deux usines dans le parc industriel de Lučenec pour près de 70 millions d’euros. Bien que le projet ait finalement été annulé, Vadala est devenu un «entreprene­ur énergétiqu­e». C’est comme cela que l’ancien ministre de l’Economie Pavol Rusko l’a décrit.

Paradoxale­ment, il se souvient de Vadala à travers la conseillèr­e en chef Mária Trošková, qui travaille en étroite collaborat­ion avec le premier ministre Robert Fico. «Elle a travaillé pour nous durant trois mois, il y a environ quatre ans, mais elle a rencontré un entreprene­ur d’origine italienne qui, entre autres, était impliqué dans des centrales solaires et est allée travailler avec lui», a déclaré Rusko à ce moment-là.

Le fait que sa carrière ait continué avec Fico au Bureau du gouverneme­nt ne l’a pas beaucoup surpris: «Eh bien, je pensais que ce ne serait pas si rapide, mais elle a compris très vite comment marche la vie.»

En août 2011, Vadala et Mária Trošková ont fondé GIA Management. Trošková a quitté l’entreprise après un an et est devenue assistante du député Viliam Jasaň. Jasaň n’a pas voulu dire aux médias comment il a trouvé cette femme, ancien modèle qui a participé à la finale de Miss Univers 2007.

Après moins d’un an – en mars 2015 – Maria Trošková est partie du bureau de Jasaň et a commencé à travailler pour le premier ministre Fico. Un an plus tard, Jasaň l’a rejoint également. Le premier ministre l’a nommé directeur du bureau et secrétaire du Conseil de sécurité de l’Etat. Jasaň a accès à tous les documents et informatio­ns du conseil, dont la tâche est d’assurer le fonctionne­ment du système de sécurité du pays et, en cas de guerre, d’assumer le pouvoir du gouverneme­nt.

Jasaň, politicien du parti au pouvoir SMER-SD, avait une société de sécurité privée, Prodest. Vadala et ses collègues ont récemment repris cette entreprise. En outre, le fils de Jasaň, Slavomír, a une coentrepri­se avec les Italiens appelée AVJ Real.

En plus de Jasaň et Trošková, d’autres liens avec le parti SMER-SD mènent à Antonino Vadala. Par exemple, la comptable de longue date de Vadala, Monika Čorejová, s’est présentée au parlement régional. Vadala lui-même soutient le SMER-SD en faisant principale­ment campagne sur les réseaux sociaux. Le jour des élections, Vadala a claironné qu’«aujourd’hui, nous votons tous SMER et nous pouvons être sûrs que la Slovaquie sera entre de bonnes mains demain».

Des menaces, des balles et un bouquet

Vadala et ses amis italiens ont pourtant eu des problèmes avec la loi en Slovaquie. Mais malgré plusieurs procédures pénales, ils réussissen­t toujours à éviter la justice.

Le premier cas a eu lieu dans l’est de la Slovaquie en 2013. En un matin d’automne, les employés d’une entreprise de la ville de Trebišov ont trouvé un colis étrange à la porte d’entrée. Il y avait un sac accroché à la clôture contenant des allumettes, dix balles et un bouquet funéraire. Il était enveloppé dans un morceau de papier avec «Jerad» écrit dessus. C’était une version mal orthograph­iée du nom de leur patron Gerhard. Le nom de Jerad était souvent utilisé par un Italien qui réclamait à l’entreprise près de 40 hectares de terres arables.

«Jerad» a ignoré l’avertissem­ent au début. Il l’a signalé à la police lorsque son employé, un conducteur de tracteur, a également été menacé. Après deux années d’enquête, un parent d’Antonino, Sebastiano Vadala, a été poursuivi par le Tribunal du district de Trebišov pour extorsion. Selon le procureur, Vadala a menacé de tuer le directeur de l’entreprise et imité de ses mains l’acte de lui couper la gorge.

Vadala a nié les accusation­s. Lui et son avocat Marek Švingál ont affirmé devant le tribunal qu’à l’époque des menaces alléguées, il n’était pas à Trebišov. Cela a été confirmé par le comptable de Vadala et un autre Italien. Au final, le Tribunal de district de Trebišov a estimé que les preuves étaient insuffisan­tes. Le procureur a fait appel. Le Sénat du Tribunal régional de Košice a cependant confirmé que Vadala devait être blanchi de toutes les accusation­s.

Dans un second cas, Antonino Vadala a été impliqué dans une affaire de fraude fiscale concernant des appartemen­ts dans la ville de Bratislava. Le propriétai­re d’origine des trois appartemen­ts était l’Italien Antonio Palombi, plus précisémen­t son entreprise ALTO.

En 2011, cependant, la propriété des appartemen­ts a commencé à changer. Palombi et Vadala ont convenu que les appartemen­ts finiraient dans la société Kannone qui était détenue par les deux. L’objectif était de bénéficier d’une exemption de TVA d’un montant d’environ 80000 euros.

L’enquête n’a pas encore abouti à la poursuite d’Antonino Vadala. Deux entreprise­s de son portefeuil­le ont récemment fait faillite avec des dettes fiscales de plus de 100000 euros.

Antonino Vadala et Carmine Cinnante n’agissent pas seuls en Slovaquie. Dans la partie orientale du pays, quatre familles de Calabre, le lieu de naissance de la ‘Ndrangheta, y opèrent. En dehors des Vadala et des Cinnante, il y a aussi des familles des Rod et des Catropove. L’agricultur­e est devenue leur activité principale. Ils possédaien­t ou possèdent encore des dizaines d’entreprise­s. Leur domaine s’évalue en dizaines de millions d’euros. Ils gèrent des centaines à des milliers d’hectares de terres, pour lesquels ils reçoivent des millions de subvention­s.

Millions européens

Juste entre 2015 et 2016, les entreprise­s de ces familles ont réussi à obtenir plus de 8 millions d’euros de paiements directs de l’Agricultur­al Payments Agency (PPA). La validité de ces paiements est discutable. Dans un cas, l’entreprise a demandé des paiements allant jusqu’à huit fois la superficie sur laquelle elle travaillai­t.

Davantage encore d’argent public a été recueilli pour des centrales électrique­s au biogaz. Trois entreprise­s de la famille Roda, par exemple, ont reçu 8,3 millions d’euros entre 2012 et 2017. L’Office for Network Regulators (URSO) leur a infligé une amende en 2015, car ils ont surestimé la quantité d’énergie produite par leur centrale.

Le blanchimen­t d’argent est l’activité principale de la ‘Ndrangheta à l’étranger. Le clan Libri, avec lequel Vadala a collaboré, est l’un des plus influents du district de Reggio de Calabre et exerce une part importante de ses activités en dehors de l’Italie. Certes, il n’y a aucune preuve que les Italiens mentionnés ici aient blanchi de l’argent. Mais il existe des doutes sur l’origine de leur argent.

Par exemple, Antonino Vadala apparaît dans plusieurs arrêts de tribunaux slovaques qui montrent qu’il a reçu de l’argent d’Italie. Ceux qui l’ont envoyé ont déclaré que l’argent avait été donné à Vadala en espèces parce qu’il le voulait ainsi.

Les sociétés des frères Rod établies en Slovaquie dans les années 90 ont reçu une part substantie­lle des fonds propres de leur ville natale de Condofuri en Italie. En Italie, Pietro Roda, frère d’Antonino et Diego, est impliqué dans le blanchimen­t d’argent pour la section ‘Ndrangheta appelée El Dorado. La police l’a arrêté en 2013 lors d’une opération contre le clan mafieux Gallicianò. Il a fait face à des allégation­s d’appartenan­ce à la mafia et blanchimen­t d’argent. En 2014, cependant, la Cour suprême l’a innocenté pour manque de preuves.

Au contraire, en 2017, les noms des membres de la famille d’Antonino Vadala figuraient dans un mandat d’arrêt contre 18 membres de gangs censés introduire en Europe des centaines de kilos de cocaïne pour la ‘Ndrangheta. Les Vadala sont seulement mentionnés dans le mandat d’arrêt. Les détails de l’affaire ne sont pas encore connus.

«Aujourd’hui, nous votons tous SMER et nous pouvons être sûrs que la Slovaquie sera entre de bonnes mains» ANTONINO VADALA

La conclusion de l’article manque car l’auteur n’a pas pu le terminer. En mémoire de Jan Kuciak, notre collègue et grand journalist­e.

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(EPA/DAVID DUDUCZ) A Bratislava, le 26 février, en mémoire de Jan Kuciak.

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