Le Temps

L’Italie, la diaspora et la fuite des cerveaux

L’historien italien Toni Ricciardi a documenté l’immigratio­n italienne en Suisse. Il dresse un portrait de ces nouveaux arrivants, dont il fait lui-même partie: jeunes, plus de la moitié sont diplômés, un bon tiers possèdent un titre académique

- CÉLINE ZÜND, ZURICH @celinezund

A la veille des élections législativ­es, «Le Temps» a rencontré la nouvelle génération d’émigrés italiens installés en Suisse

Fuga dei cervelli, la «fuite des cerveaux». Avec la crise économique, l’Italie est redevenue un pays d’exode. Et pour cette nouvelle génération d’émigrés – plus diplômés et plus mondialisé­s que leurs aînés –, la Suisse voisine, son maillage économique et ses université­s sont une destinatio­n prisée, la troisième après l’Angleterre et l’Allemagne. En quinze ans, le nombre d’arrivées d’Italiens dans le pays a été multiplié par trois: 19000 personnes en 2016.

«Les nouveaux arrivants ont entre 25 et 30 ans, un bon tiers d’entre eux possèdent un titre académique et même 10 à 15% un doctorat», observe Toni Ricciardi, candidat aux législativ­es pour les Italiens de l’étranger. Il ajoute, un peu amer: «En Italie, un plombier trouve plus facilement du travail qu’un doctorant.»

«Fuga dei cervelli», la fuite des cerveaux: l’expression essaime dans la presse italienne à la veille des élections législativ­es du 4 mars. Le pays à la population vieillissa­nte s’inquiète de voir sa jeunesse formée partir. Les tensions liées à l’arrivée de requérants d’asile, thème qui hante la campagne, rendent la question plus sensible encore. Entre 100000 et 150000 personnes quittent l’Italie chaque année, dont près d’un quart de jeunes diplômés. Parmi eux, beaucoup se rendent en Suisse, troisième destinatio­n des émigrés italiens, après l’Angleterre et l’Allemagne.

Les chiffres de l’Office fédéral des statistiqu­es reflètent cette tendance en constante augmentati­on: les Italiens représente­nt 5961 arrivées en 2002, plus de 10000 en 2008, 14000 en 2012 et près de 19000 en 2016. Pas étonnant dès lors que les Italiens arrivent au rang de première communauté étrangère de Suisse. Et, avec 630000 personnes (dont 50% de doublenati­onaux), la Suisse compte la troisième communauté d’Italiens à l’étranger, après l’Allemagne (808000) et l’Argentine (700000). «Si l’on compte les travailleu­rs frontalier­s qui vivent en France, en Italie ou en Allemagne, on arrive plutôt à 750000 personnes», estime Toni Ricciardi, historien à l’Université de Genève.

Un nouveau visage du pays

L’immigratio­n a changé de visage. «Les nouveaux arrivants ont entre 25 et 30 ans, plus de la moitié sont diplômés, un bon tiers d’entre eux possèdent un titre académique et même 10 à 15% un doctorat», observe Toni Ricciardi. Arrivé en 2011 avec un doctorat et une bourse pour travailler à l’Université de Genève, le chercheur fait partie de cette nouvelle vague. Né en Suisse, dans le canton de Zoug, il y a vécu ses premières années, jusqu’en 1992, lorsque ses parents ont décidé de retourner en Italie. Candidat aux élections du 4 mars, Toni Ricciardi brigue cette année, sous les couleurs du Parti démocrate (PD, centre gauche), l’un des douze sièges réservés aux représenta­nts des Italiens de l’étranger à la Chambre basse, et vient de publier un livre sur l’immigratio­n italienne en Suisse*.

L’historien conteste l’idée de «fuite de cerveaux» qui agite les médias italiens. Il préfère parler de circulatio­n d’une élite transnatio­nale: «S’il y a davantage de personnes possédant des titres académique­s parmi les émigrés, c’est avant tout parce que l’Italie forme beaucoup plus d’universita­ires qu’avant. Une population en soi plus mobile, portée à chercher des opportunit­és de travail ailleurs.»

Jusqu’à la fin des années 1960, on trouve parmi les émigrés surtout des ouvriers ou des personnes sans qualificat­ions. Aujourd’hui ils sont chercheurs, architecte­s, banquiers ou photograph­es. Ils reflètent aussi un nouveau visage de l’Italie, qui n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était dans les années 1950, souligne Toni Ricciardi: «Il y a 70 ans, c’était un pays jeune, avec une structure démographi­que similaire à celle de l’Albanie. Il n’y avait pas de travail pour tout le monde dans l’industrie. Aujourd’hui, c’est l’un des pays les plus vieux du monde. Un plombier trouve plus facilement une place qu’un doctorant.»

La crise économique qui a durement frappé l’Italie il y a dix ans a accentué le phénomène des «bamboccion­i» – ou gros bébés – ces trentenair­es sans emploi qui s’attardent chez leurs parents. «Le salaire d’un jeune qui vient de sortir de l’université avec un bachelor ou un master ne dépasse pas quelque 500 euros par mois, ça incite à partir», souligne Toni Ricciardi.

A l’Institut de mathématiq­ues de l’Université de Zurich, Camillo De Lellis, 42 ans, professeur, observe l’expansion constante du nombre de jeunes doctorants italiens. «On peut trouver des places en Italie, mais les salaires des post-doctorats sont deux à trois fois moins élevés qu’en Suisse et il est plus difficile de financer sa propre recherche», explique le scientifiq­ue. Arrivé à Zurich il y a plus de dix ans, il ne songe pas à retourner vivre en Italie. «Le pays vit mieux qu’il y a cinq ans, mais je suis déçu par la montée du populisme, dit-il. J’ai deux enfants de 11 et 3 ans, et je me suis très vite adapté à la vie en Suisse. Cela aurait été pareil dans un autre pays, je peux me sentir bien n’importe où.»

A côté de cette élite transnatio­nale, la Suisse continue à accueillir une immigratio­n d’ouvriers et de saisonnier­s dans l’hôtellerie, facilitée par la libre circulatio­n. Formé comme électronic­ien en Italie, Sergio, 36 ans, travaille comme plâtrier à Zurich. «Je ne voulais pas rester infiniment dépendant de mes parents, dit-il. Sans relation, c’est très difficile de trouver un travail en Italie. Ici, je suis très content, je travaille dans une entreprise qui permet de se former», explique-t-il. Sergio est arrivé en Suisse il y a trois ans pour rejoindre celle qui est devenue sa femme, une seconda italienne. Lui non plus n’a pas l’intention de repartir.

Les réseaux construits depuis plusieurs décennies par les vagues successive­s d’immigratio­n jouent le rôle de facilitate­ur pour les nouveaux venus. Au fil des décennies, les Italiens ont acquis ici une image positive, loin de l’époque des panneaux «interdit aux chiens et aux Italiens», lorsqu’ils étaient les boucs émissaires des initiative­s anti-immigratio­n. Toni Ricciardi jette un regard amusé sur la génération qui l’a précédé: «Les anciens diront tout le temps qu’ils sont Italiens. En fait, ils sont plus Suisses que les Suisses, dans leur rythme de vie, leurs habitudes. Ce sont des Italiens du dimanche, quand ils mangent à midi à la maison.»

* Breve storia dell’emigrazion­e italiana in Svizzera Dall’esodo di massa alle nuove mobilità, Donzelli Editore, février 2018.

«Aujourd’hui, en Italie, un plombier trouve plus facilement une place qu’un doctorant» TONI RICCIARDI, HISTORIEN

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland