Soigner la dépression: oui, mais comment?
Dysfonctionnement cérébral ou trouble dû à des déterminants sociaux? Selon la manière dont on la considère, la dépression sera traitée différemment. Paroles d’experts
La dépression peut-elle être réduite à une maladie du cerveau, un défaut de sa communication chimique qu’on rectifierait simplement grâce à des médicaments? Si psychiatres et sociologues s’accordent désormais pour reconnaître l’influence de l’environnement dans leur survenue, les troubles dépressifs demeurent hautement médicalisés – sans pour autant parvenir à soulager toutes les personnes qui en souffrent.
Alors qu’une vaste étude vient de réaffirmer l’efficacité de certains antidépresseurs, des voix s’élèvent pour questionner la représentation de cette plongée dans la souffrance psychique, qu’Hippocrate avait nommé «mélancolie». Et pour proposer de nouvelles approches qui prendraient davantage en compte les déterminants sociaux de cet état.
«Dans les autres cultures, quand les gens craquent, on appelle cela autrement et on traite cela autrement»
PATRICK LANDMAN, PSYCHANALYSTE ET PRÉSIDENT DE STOP DSM
«La dépression n’est pas une maladie», insiste ainsi le psychanalyste Pascal Keller, auteur d’un Que sais-je? sur la dépression. «C’est un état de souffrance psychique qui est en rapport avec les conditions dans lesquelles se trouve la personne. La manière dont on parle de la dépression en Grèce, au Japon, à New York ou au Canada n’est pas du tout la même qu’en France, parce que les attentes de la société ne sont pas les mêmes», poursuit-il.
«Dans la définition de la dépression, il y a une idéologie sur ce qu’est un être humain, renchérit le psychiatre Bruno Falissard, de la Maison de Solenn à Paris. Nous sommes des sujets pensants et nous avons une vie intérieure dont le ressenti est profondément immatériel. C’est une évidence qu’il faut parfois rappeler, parce que quand on a mal dans cette vie intérieure, ça s’appelle un problème psychiatrique. Or c’est une question que la science effleure tout juste», poursuit-il.
Au centre de la controverse, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ou DSM, largement utilisé par les psychiatres à travers le monde pour définir les maladies mentales. En une dizaine de questions, il permet de diagnostiquer la dépression et d’orienter le traitement pouvant combiner la pres- cription d’antidépresseurs, la psychothérapie, les thérapies cognitives et comportementales ou encore la méditation de pleine conscience. D’où la généralisation de son usage et la médicalisation de la dépression, dont le diagnostic n’a cessé d’augmenter au cours des trente dernières années. Selon l’Organisation mondiale de la santé, elle toucherait quelque 300 millions de personnes dans le monde.
Maladie mieux circonscrite
«La psychiatrie a évolué en se concentrant sur l’aspect biologique de la dépression plutôt qu’en tenant compte du contexte. Il y a la volonté, avec le DSM, de rendre le diagnostic fiable, c’est-à-dire qu’on puisse communiquer et s’entendre sur ce qu’on appelle la dépression. De ce point de vue, ce manuel est une réussite», explique le psychiatre Charles Bonsack, du CHUV. «Mais ça élargit la dépression à une quantité de souffrances psychiques ou sociales qui ne sont pas forcément de la dépression au sens maladie, par exemple le deuil. La définition de la dépression a été construite sur la base d’observations de malades très sévèrement déprimés et qu’on a appliquées à l’ensemble de la population», complète-t-il.
Tous les médecins ne partagent pas ces doutes autour de la définition de la dépression. «Les contestations viennent des sciences humaines. Ce sont de bonnes questions sur le plan philosophique et sociétal, mais sur le plan médical, la dépression une maladie de mieux en mieux circonscrite», estime ainsi le psychiatre Antoine Pelissolo, de l’Université Paris-Est Créteil. «On dispose aujourd’hui d’un corpus de données sur ce diagnostic, qui s’appliquent à 70% des cas cliniques. On évalue ainsi l’évolution de la dépression, sa récurrence, son association à d’autres maladies et on dispose également de marqueurs biologiques et d’imagerie qui lui sont corrélés. On considère que c’est un trouble, qu’il y a des solutions thérapeutiques et on prend en compte la personne ellemême. C’est inhérent au métier de psychiatre», poursuit le médecin.
Conflits d’intérêts
La compréhension des troubles dépressifs a sans conteste progressé. Les spécialistes savent aujourd’hui mieux décrypter leurs causes et en orienter le traitement. On sait désormais par exemple que les traumatismes d’agressions sexuelles dans l’enfance peuvent être à l’origine de dépressions persistantes à l’âge adulte. On en identifie également mieux les affections associées comme l’alcoolisme, la boulimie ou l’anxiété. La sismothérapie, à base de courants électriques de faible intensité, est utilisée contre les dépressions les plus sévères.
Mais le DSM est entaché par les conflits d’intérêts de ses contributeurs, et son contenu est soupçonné d’orienter la définition des maladies mentales de manière à favoriser le développement des médicaments psychotropes. Si les psychiatres sont par ailleurs de plus en plus attentifs aux conditions de vie du patient, leur formation ne leur confère aucune véritable connaissance du terrain. La médicalisation de la dépression tend donc à minimiser l’impact des facteurs environnementaux tels que la souffrance au travail, les violences faites aux femmes ou la pénibilité des transports.
Elle fait ainsi porter au patient la responsabilité de son état et l’expose à la stigmatisation. «Ce qui est important, c’est de ne pas être dans une individualisation des pratiques. Dans le cas du burn-out, par exemple, qui est une réaction à une situation extérieure, on prétexte que la personne a craqué parce qu’elle était fragile. Or il y a des conditions de travail qui broient les gens et celui qui craque, contrairement aux idées reçues, est celui qui est attaché à ses valeurs et se trouve en situation de conflit entre les siennes et celles que lui impose son entreprise», explique Marie Israël du Graap, association romande de patients experts en santé mentale.
D’où la nécessité de repenser la dépression et de changer notre regard sur nos bleus à l’âme. Si nos sociétés valorisent la pensée dite «positive», les moments dépressifs permettent aussi une réorganisation de vie psychique, nécessaire au réajustement de notre rapport au monde. «La dépression a été mondialisée en particulier par Big Pharma mais en réalité, c’est une notion occidentale. Dans les autres cultures, quand les gens craquent, on appelle cela autrement et on traite cela autrement», note le psychanalyste Patrick Landman, président de Stop DSM.
«Plutôt que d’apprendre à traverser les moments dépressifs qui nous permettent de rebondir, on cache cela et on dit aux gens «c’est votre cerveau, on va vous donner des médicaments». Il y a des cas où c’est tellement grave qu’on n’a pas le choix, en particulier dans les dépressions de type mélancolique. En dehors de ces cas relativement rares, il faut aider les gens à accepter d’être parfois un peu déprimé», conclut-il.
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