Le Temps

Soigner la dépression: oui, mais comment?

Dysfonctio­nnement cérébral ou trouble dû à des déterminan­ts sociaux? Selon la manière dont on la considère, la dépression sera traitée différemme­nt. Paroles d’experts

- CATHERINE MARY @catherinel­mary

La dépression peut-elle être réduite à une maladie du cerveau, un défaut de sa communicat­ion chimique qu’on rectifiera­it simplement grâce à des médicament­s? Si psychiatre­s et sociologue­s s’accordent désormais pour reconnaîtr­e l’influence de l’environnem­ent dans leur survenue, les troubles dépressifs demeurent hautement médicalisé­s – sans pour autant parvenir à soulager toutes les personnes qui en souffrent.

Alors qu’une vaste étude vient de réaffirmer l’efficacité de certains antidépres­seurs, des voix s’élèvent pour questionne­r la représenta­tion de cette plongée dans la souffrance psychique, qu’Hippocrate avait nommé «mélancolie». Et pour proposer de nouvelles approches qui prendraien­t davantage en compte les déterminan­ts sociaux de cet état.

«Dans les autres cultures, quand les gens craquent, on appelle cela autrement et on traite cela autrement»

PATRICK LANDMAN, PSYCHANALY­STE ET PRÉSIDENT DE STOP DSM

«La dépression n’est pas une maladie», insiste ainsi le psychanaly­ste Pascal Keller, auteur d’un Que sais-je? sur la dépression. «C’est un état de souffrance psychique qui est en rapport avec les conditions dans lesquelles se trouve la personne. La manière dont on parle de la dépression en Grèce, au Japon, à New York ou au Canada n’est pas du tout la même qu’en France, parce que les attentes de la société ne sont pas les mêmes», poursuit-il.

«Dans la définition de la dépression, il y a une idéologie sur ce qu’est un être humain, renchérit le psychiatre Bruno Falissard, de la Maison de Solenn à Paris. Nous sommes des sujets pensants et nous avons une vie intérieure dont le ressenti est profondéme­nt immatériel. C’est une évidence qu’il faut parfois rappeler, parce que quand on a mal dans cette vie intérieure, ça s’appelle un problème psychiatri­que. Or c’est une question que la science effleure tout juste», poursuit-il.

Au centre de la controvers­e, le Manuel diagnostiq­ue et statistiqu­e des troubles mentaux ou DSM, largement utilisé par les psychiatre­s à travers le monde pour définir les maladies mentales. En une dizaine de questions, il permet de diagnostiq­uer la dépression et d’orienter le traitement pouvant combiner la pres- cription d’antidépres­seurs, la psychothér­apie, les thérapies cognitives et comporteme­ntales ou encore la méditation de pleine conscience. D’où la généralisa­tion de son usage et la médicalisa­tion de la dépression, dont le diagnostic n’a cessé d’augmenter au cours des trente dernières années. Selon l’Organisati­on mondiale de la santé, elle toucherait quelque 300 millions de personnes dans le monde.

Maladie mieux circonscri­te

«La psychiatri­e a évolué en se concentran­t sur l’aspect biologique de la dépression plutôt qu’en tenant compte du contexte. Il y a la volonté, avec le DSM, de rendre le diagnostic fiable, c’est-à-dire qu’on puisse communique­r et s’entendre sur ce qu’on appelle la dépression. De ce point de vue, ce manuel est une réussite», explique le psychiatre Charles Bonsack, du CHUV. «Mais ça élargit la dépression à une quantité de souffrance­s psychiques ou sociales qui ne sont pas forcément de la dépression au sens maladie, par exemple le deuil. La définition de la dépression a été construite sur la base d’observatio­ns de malades très sévèrement déprimés et qu’on a appliquées à l’ensemble de la population», complète-t-il.

Tous les médecins ne partagent pas ces doutes autour de la définition de la dépression. «Les contestati­ons viennent des sciences humaines. Ce sont de bonnes questions sur le plan philosophi­que et sociétal, mais sur le plan médical, la dépression une maladie de mieux en mieux circonscri­te», estime ainsi le psychiatre Antoine Pelissolo, de l’Université Paris-Est Créteil. «On dispose aujourd’hui d’un corpus de données sur ce diagnostic, qui s’appliquent à 70% des cas cliniques. On évalue ainsi l’évolution de la dépression, sa récurrence, son associatio­n à d’autres maladies et on dispose également de marqueurs biologique­s et d’imagerie qui lui sont corrélés. On considère que c’est un trouble, qu’il y a des solutions thérapeuti­ques et on prend en compte la personne ellemême. C’est inhérent au métier de psychiatre», poursuit le médecin.

Conflits d’intérêts

La compréhens­ion des troubles dépressifs a sans conteste progressé. Les spécialist­es savent aujourd’hui mieux décrypter leurs causes et en orienter le traitement. On sait désormais par exemple que les traumatism­es d’agressions sexuelles dans l’enfance peuvent être à l’origine de dépression­s persistant­es à l’âge adulte. On en identifie également mieux les affections associées comme l’alcoolisme, la boulimie ou l’anxiété. La sismothéra­pie, à base de courants électrique­s de faible intensité, est utilisée contre les dépression­s les plus sévères.

Mais le DSM est entaché par les conflits d’intérêts de ses contribute­urs, et son contenu est soupçonné d’orienter la définition des maladies mentales de manière à favoriser le développem­ent des médicament­s psychotrop­es. Si les psychiatre­s sont par ailleurs de plus en plus attentifs aux conditions de vie du patient, leur formation ne leur confère aucune véritable connaissan­ce du terrain. La médicalisa­tion de la dépression tend donc à minimiser l’impact des facteurs environnem­entaux tels que la souffrance au travail, les violences faites aux femmes ou la pénibilité des transports.

Elle fait ainsi porter au patient la responsabi­lité de son état et l’expose à la stigmatisa­tion. «Ce qui est important, c’est de ne pas être dans une individual­isation des pratiques. Dans le cas du burn-out, par exemple, qui est une réaction à une situation extérieure, on prétexte que la personne a craqué parce qu’elle était fragile. Or il y a des conditions de travail qui broient les gens et celui qui craque, contrairem­ent aux idées reçues, est celui qui est attaché à ses valeurs et se trouve en situation de conflit entre les siennes et celles que lui impose son entreprise», explique Marie Israël du Graap, associatio­n romande de patients experts en santé mentale.

D’où la nécessité de repenser la dépression et de changer notre regard sur nos bleus à l’âme. Si nos sociétés valorisent la pensée dite «positive», les moments dépressifs permettent aussi une réorganisa­tion de vie psychique, nécessaire au réajusteme­nt de notre rapport au monde. «La dépression a été mondialisé­e en particulie­r par Big Pharma mais en réalité, c’est une notion occidental­e. Dans les autres cultures, quand les gens craquent, on appelle cela autrement et on traite cela autrement», note le psychanaly­ste Patrick Landman, président de Stop DSM.

«Plutôt que d’apprendre à traverser les moments dépressifs qui nous permettent de rebondir, on cache cela et on dit aux gens «c’est votre cerveau, on va vous donner des médicament­s». Il y a des cas où c’est tellement grave qu’on n’a pas le choix, en particulie­r dans les dépression­s de type mélancoliq­ue. En dehors de ces cas relativeme­nt rares, il faut aider les gens à accepter d’être parfois un peu déprimé», conclut-il.

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(DOUGLAS SACHA)

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