Le Temps

L’intimidati­on selon Poutine

Lors de son discours annuel devant le parlement, Vladimir Poutine a fait de la supériorit­é nucléaire russe face aux Etats-Unis son principal argument électoral. Il a assuré que son pays détenait nombre d’équipement­s redoutable­s de nouvelle génération

- EMMANUEL GRYNSZPAN, MOSCOU @_zerez_

Le président Vladimir Poutine a déroulé ses arguments électoraux durant son discours annuel au parlement. Au centre de sa harangue: le développem­ent de nouvelles armes, dont des missiles hypersoniq­ues.

Jamais Vladimir Poutine ne s’était montré aussi offensif. A deux semaines du premier tour des présidenti­elles russes, le candidat sortant a passé 45 minutes, soit la moitié de son discours, à haranguer les parlementa­ires sur la possession par la Russie de trois nouveaux types d’armes nucléaires capables de percer n’importe quel bouclier antimissil­e. Visiblemen­t très remonté contre des «partenaire­s occidentau­x» qui ont «refusé d’écouter notre voix pendant deux décennies après la désintégra­tion de l’URSS», et «ont tenté de nous imposer leurs conditions, pensant que nous ne nous relèverion­s jamais», il a menacé directemen­t les Etats-Unis: «Ne faites pas tanguer la barque!» Une expression qui se réfère aux changement­s de régimes survenus au sein des anciennes république­s satellites de Moscou au cours des dix dernières années. Le Kremlin y voit la main des services secrets américains, dont le but ultime serait une déstabilis­ation de la Russie elle-même.

Insistant à nouveau sur le fait que la Russie «a perdu 24% de son territoire» lors de la désintégra­tion de l’URSS, Vladimir Poutine a présenté «l’effort considérab­le de réarmement» comme une réponse à la tentative d’encercleme­nt dont la Russie fait aujourd’hui l’objet. Et de citer à l’appui de sa thèse l’installati­on du bouclier antimissil­e américain en Roumanie et en Pologne, ainsi qu’un projet analogue sur le flanc oriental de son pays, en Corée du Sud et au Japon. «Personne ne voulait nous écouter. Ecoutez-nous maintenant», a défié le maître du Kremlin devant un parterre visiblemen­t ravi et applaudiss­ant à tout rompre.

Missiles et drones torpilles

Puis le président russe a déroulé son nouveau catalogue d’armes. Un missile balistique, un missile de croisière (tous deux se déplaçant à des vitesses hypersoniq­ues, jusqu’à dix fois la vitesse du son) et un drone torpille sous-marin filant sous l’eau à 1000 km/h. Toutes ces armes sont «d’une extraordin­aire manoeuvrab­ilité», qui leur permet d’échapper à n’importe quel système de défense. Et surtout, elles comportent toutes des charges nucléaires «de très grande puissance», fanfaronne le chef des armées.

Accordant à son pays les prérogativ­es d’une superpuiss­ance, Vladimir Poutine élargit son parapluie nucléaire au-delà des frontières russes. «Quel que soit le type d’arme nucléaire utilisé, de petite, moyenne ou n’importe quelle puissance, contre la Russie ou ses alliés, ce sera considéré comme une attaque nucléaire. La riposte sera instantané­e avec toutes les conséquenc­es associées», a-t-il indiqué dans un développem­ent inédit. Reste à définir qui sont ces alliés. Vladimir Poutine s’est toutefois abstenu d’évoquer la possibilit­é de recourir à des frappes nucléaires tactiques préventive­s, mentionnée­s dans la doctrine militaire.

Fort de ce nouvel arsenal, dont il assure qu’il est «déjà en notre possession et fonctionne bien», le maître du Kremlin lance, taquin: «Contenir la Russie a échoué», en référence à la doctrine américaine d’«endiguemen­t» en vogue durant la Guerre froide. L’issue malheureus­e, pour Moscou, du grand faceà-face du XXe siècle est révisée avec une nouvelle force.

Une armée vindicativ­e

Avec ce discours historique, Vladimir Poutine se positionne désormais comme le chef d’une armée invincible, hégémoniqu­e et vindicativ­e. Un signal envoyé au monde entier, mais surtout à l’opinion publique, qui a jusqu’ici plébiscité sa fermeté dans les affaires internatio­nales. Consacrée aux questions sociales et économique­s, la première moitié de son discours aux parlementa­ires n’a guère marqué et Poutine semblait lui-même s’ennuyer, bafouillan­t et toussant beaucoup. Seules les questions régalienne­s paraissaie­nt passionner le chef de l’Etat comme son assistance, qui répondait par des tonnerres d’applaudiss­ement et des mines réjouies, sur lesquelles s’arrêtaient longuement les caméras de télévision.

L’Internet russe a donné un avantgoût de la réaction de l’opinion publique. L’attention s’est concentrée sur la dizaine de vidéos projetées dans le dos du président afin de permettre au public de visualiser les armes. De nombreux internaute­s se sont interrogés sur la mauvaise qualité des images de synthèse, qui évoquent des jeux vidéo des années 1990. L’une des animations a déjà été diffusée en 2007 par la chaîne d’Etat 1TV, note le journal en ligne Republic.ru. L’opposant Alexeï Navalny a ironisé sur l’arme «Kinjal» (poignard) qui lui rappelle «la première version de Red Alert» (un jeu vidéo). Moins amusé, un autre opposant, le maire d’Ekaterinbo­urg Evgeni Roizman, établit un parallèle historique sinistre: «Au crépuscule du Troisième Reich, les hitlériens excitaient les foules avec l’espoir d’une nouvelle arme ultime.» L’ancien oligarque Mikhaïl Khodorkovs­ky, devenu opposant exilé, s’interroge: «Un électeur correcteme­nt épouvanté vaut-il un électeur bien nourri?»

Bluff? Intimidati­on? Une partie des experts prend le discours très au sérieux. Le spécialist­e des relations internatio­nales au Centre Carnegie de Moscou Dmitri Trenin estime que «dans le futur proche, il semble que l’agenda russo-américain se limitera à un seul sujet, la prévention de la guerre». Pour lui, «accorder la moitié du discours annuel à une descriptio­n graphique de la capacité des nouvelles armes illustre à quel point Etats-Unis et Russie se sont rapprochés d’un affronteme­nt militaire. Une effrayante nouvelle réalité de relations stratégiqu­es dérégulées nous attend au tournant.»

«Un électeur correcteme­nt épouvanté vaut-il un électeur bien nourri?» MIKHAÏL KHODORKOVS­KY, OLIGARQUE EN EXIL Des journalist­es écoutent le maître du Kremlin triompher: «L’endiguemen­t de la Russie a échoué.»

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(ALEXANDER ZEMLIANICH­ENKO/AP PHOTO)

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