Une guerre et des factures impayées
JUSTICE Le marchand d’art genevois Yves Bouvier se voit réclamer des millions par d’ex-membres de son équipe de défense. L’oligarque russe Dmitri Rybolovlev, lui, a longtemps refusé de régler la note de son hammam privé à Gstaad
Le conflit qui oppose l’oligarque russe Dmitri Rybolovlev au marchand d’art genevois Yves Bouvier – le premier accusant le second d’avoir réalisé des plus-values occultes en surfacturant des tableaux qu’il assurait lui vendre au meilleur prix – se mène à coups de millions… que les parties prenantes ont ellesmêmes quelquefois du mal à régler. Enquête sur les investissements astronomiques d’une guerre judiciaire sans merci.
C’est l’un des secrets les mieux gardés de l’univers des superriches. Malgré leurs fortunes immenses, milliardaires et multimillionnaires ont parfois du mal à régler leurs factures.
Ce trait désagréable se révèle dans l’une des affaires les plus médiatisées du moment, le duel entre l’oligarque russe Dmitri Rybolovlev et le marchand d’art genevois Yves Bouvier. Les impayés accumulés des deux côtés jettent une lumière inédite sur cette guerre judiciaire sans merci – et surtout effroyablement coûteuse.
Des pratiques courantes?
Depuis 2015, Dmitri Rybolovlev accuse Yves Bouvier d’avoir réalisé des centaines de millions de dollars de plus-values occultes en surfacturant des tableaux qu’il assurait lui vendre au meilleur prix. Ainsi, en 2012, Yves Bouvier a vendu un tableau de Klimt à l’oligarque russe pour 183,8 millions de dollars, faisant croire dans des courriels qu’il avait âprement négocié ce prix avec des vendeurs réticents. En réalité, il avait déjà acheté le tableau luimême pour 112 millions de dollars.
Le Genevois se défend, expliquant qu’il s’agit là de pratiques commerciales courantes, que les oeuvres valaient largement leur prix, voire beaucoup plus, et que personne n’obligeait le Russe à débourser les sommes qu’Yves Bouvier lui suggérait.
Peu sensible à ces arguments, l’oligarque a lancé des procédures contre son ancien conseiller en art en Suisse, à Monaco, en France, aux Etats-Unis et à Singapour. En trois ans de conflit, les deux camps ont déployé de gros moyens pour identifier les secrets et les faiblesses de la partie adverse.
C’est ainsi que le camp Bouvier a découvert que le Russe s’était offert, sous son somptueux chalet de Gstaad, un hammam d’hyperluxe en marbre fin, devisé à quelque 25 millions de francs. Les travaux, confiés à une entreprise israélienne, n’ont pas donné satisfaction – les marbres n’étaient pas d’assez bonne qualité au goût de l’oligarque. Il a refusé de payer, poussant les constructeurs du hammam à lui réclamer près de 13 millions de francs par le biais d’une «hypothèque légale des artisans et entrepreneurs», indique un document du cadastre bernois datant de fin 2016.
Selon des proches du dossier, l’affaire s’est terminée par un arbitrage privé juste avant d’atteindre le Tribunal fédéral. «Un accord a été trouvé, ça a été réglé», indiquent ces sources.
Même si on ignore la somme exacte déboursée dans le cadre de cet arrangement, le paiement du hammam révèle une disproportion de moyens entre Dmitri Rybolovlev et Yves Bouvier. Tandis que le premier a pu dépenser sans compter pour ses installations thermales, le second doit encore plusieurs millions de francs dans un domaine autrement plus vital, son équipe de défense juridique.
Ardoise de six millions
Selon nos informations, le marchand d’art se voit réclamer quelque 2,5 millions de francs par un cabinet d’investigation genevois, Alp Services, qui coordonnait jusqu’à l’an dernier une bonne partie de sa défense contre le milliardaire russe.
Ni l’avocat d’Alp Services, Alec Reymond, ni celui d’Yves Bouvier, Charles Poncet, n’ont accepté de commenter ce litige. Mais l’épisode a été largement ébruité lors de la soirée annuelle qui a réuni le gratin mondial des investigateurs privés à Londres, début décembre 2017.
En presque trois ans de bataille contre le camp Rybolovlev, Yves Bouvier aurait accumulé une ardoise de quelque six millions de francs auprès d’Alp Services. Il en aurait payé entre trois et quatre millions.
Le montant de six millions s’expliquerait notamment par le fait qu’Alp Services concentrait de très nombreuses factures de sous-traitants: investigateurs privés en Suisse et à l’étranger, mais aussi traducteurs, avocats, communicants, chauffeurs, déplacements…
Face aux assauts du camp Rybolovlev, Yves Bouvier a dû recruter des avocats à Genève, à Monaco, à Singapour, à Paris et à New York. Son équipe de défense a mobilisé entre 20 et 30 personnes à son apogée.
«Il était attaqué par des procédures très lourdes dans plusieurs juridictions, donc c’est ce qu’il fallait, commente un connaisseur de l’affaire. Aux Etats-Unis, vous devez payer des provisions de 500 000 à 800 000 dollars aux avocats pour qu’ils prennent votre dossier, sinon il ne se passe rien!»
Honoraires jugés exorbitants
Pour contrer les poursuites lancées contre lui à Monaco, Yves Bouvier avait engagé un avocat niçois censé être bien introduit dans la principauté, Dominique Salvia. Il se plaint aujourd’hui de ne pas avoir été payé, et réclame selon nos sources pas loin d’un million d’euros à Yves Bouvier. Il a lancé une hypothèque judiciaire provisoire sur un appartement parisien appartenant à son ex-client.
Dominique Salvia refuse de commenter le montant de ses honoraires ou ses prétentions envers Yves Bouvier. Mais des connaisseurs du dossier affirment que l’affaire est partie en commission de taxation, les honoraires réclamés étant jugés exorbitants par le camp Bouvier. L’avocat niçois aurait notamment facturé des dizaines de milliers d’euros pour la lecture de la presse, ou un mémoire jugé peu instructif sur le fonctionnement de la justice monégasque.
Patrimoine bloqué
Pris à la gorge par ses frais juridiques, Yves Bouvier a considérablement réduit son équipe de défense depuis l’an dernier. C’était d’ailleurs l’un des buts de guerre du camp Rybolovlev: acculer le Genevois dans une bataille judiciaire longue et complexe, pour l’assécher financièrement.
La vente l’automne dernier de son ancienne entreprise, le transporteur d’art Natural Lecoultre, a redonné de l’oxygène à Yves Bouvier. Mais sa situation reste délicate. Le fisc fédéral, qui doute de sa domiciliation à Singapour, lui réclame 160 millions de francs et a fait bloquer l’essentiel de son patrimoine en Suisse, notamment immobilier.
Reste un espoir: qu’un arrangement avec Dmitri Rybolovlev, et avec le fisc, permette à Yves Bouvier de récupérer l’entier de sa fortune et de payer ses créanciers. Mais nul ne sait combien de temps cela prendra. Les prestataires impayés risquent de devoir patienter longtemps.
L’un des buts du camp Rybolovlev: acculer Yves Bouvier dans une longue guerre judiciaire, pour l’assécher financièrement